Haro sur le mode révision

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Les traitements de texte modernes ont une fonction, appelée “mode révision”, qui permet de travailler à plusieurs sur un document, chacun pouvant proposer de biffer un mot, de changer telle ou telle formule, et pouvant insérer un commentaire pour dire ce qu’il pense d’un passage donné. C’est en fait l’équivalent électronique du papier qui circulait dans les comités de rédaction et que chacun pouvait corriger ou annoter.

Cette fonction est très pratique : elle permet de partager, en amont de sa parution, la lecture d’un texte, et donc de l’enrichir collectivement.

Son grand inconvénient est de mettre l’accent, y compris visuellement, sur les corrections et les commentaires apportés par les différents lecteurs plutôt que sur le résultat final : ce qui saute immédiatement aux yeux et se voit comme le nez au milieu de la figure, ça n’est pas le texte qui résulte du travail commun, c’est ce qui a été retiré, modifié, ajouté, commenté. Et au lieu de juger du produit fini, le premier réflexe de chacun – et je me mets évidemment dans le lot – est de s’intéresser au sort qui a été réservé à ses propres formules, à la façon dont elles ont été conservées, modifiées ou retirées. “Qu’a-t-on fait de mon travail et de mes efforts ? Ont-ils été respectés ou au contraire dénaturés ?”, telle est la question sur laquelle notre attention est attirée.

Il est normal, lorsqu’on a pris soin d’un texte, qu’on a pesé ses mots, qu’on a cherché à exprimer la nuance de sa pensée ou la complexité de la réalité, d’être attentif à la façon dont cela a été, ou non, conservé. Mais cette focalisation de l’intérêt sur les modifications conduit à donner moins d’importance à la seule chose qui importe pourtant : le texte final, avec ses qualités et ses défauts.Et l’attention que nous portons – pour des raisons bien compréhensibles – à notre propre plume et à notre ego nous conduit à négliger le reste.

Cette façon de faire que nous avons vis-à-vis des textes est en fait identique à celle que nous avons vis-à-vis de la vie : au lieu de nous intéresser – objectivement – à ce qui est, à ce qui résulte de la complexité infinie des choses, nous nous focalisons sur la question de savoir si ce qui est est conforme à ce que nous voulions, à ce que nous avions prévu, à ce que nous avions essayé de mettre en place. Nous ne vivons pas, ou pas entièrement ; nous comparons notre vie à ce qu’elle aurait pu ou “dû” être, à nos fantasmes les plus divers : célébrité, richesse, sagesse, amour, sainteté, et constatons que, Zut ! Hélas ! il y a ici quelque chose qui ne se passe pas comme prévu ou espéré.

Et ce constat devient notre obsession, la seule chose qui nous occupe. Et c’est ainsi que nous vivons notre vie en mode révision au lieu de la vivre vraiment.

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. 19 janvier 2017
    Reply

    Très bien exprimé! Et quel plaisir de découvrir un blog aux textes si bien construits… Pour ma part, je n’y apporterai aucune révision 😉!

    • 19 janvier 2017
      Reply

      Quel gentil commentaire ! Merci, Joëlle !

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