L’inauthenticité

 

On faisait quelque chose – n’importe quoi : un dessin, un gâteau, une lettre, du vélo, une sieste, la charité, un exercice, de la corde à sauter, un exposé, des bêtises – et voilà que, tout à coup, on se met à penser à ce qu’en penseront les autres, à la façon dont d’autres que ceux à qui la chose était initialement destinée réagiront à ce qu’on est en train de faire. Et cette seule pensée, cette seule ébauche de pensée et de prise de distance suffit à tout changer, à tout faire basculer : de l’authentique, on chute dans l’inauthentique,

L’expérience de cette chute dans le regard des autres est quotidienne ou pluriquotidienne. Elle est une de ces vibrations qui colorent le monde et le font à chaque instant frémir : rien de solidement établi ou de stable ici-bas ! Tout, à chaque moment, peut se retourner en son contraire, et le pur se muer en impur. Tout et tout le temps.

Vu du dehors, il n’y paraîtra rien : c’est le même geste qui se poursuivra, les mêmes mots qui seront prononcés, le même élan qui paraîtra se prolonger, sans que rien n’ait semblé interrompre le mouvement originel. Et pourtant, tout est changé : la sincérité est devenue insincérité parce qu’au profond de soi, l’intention a basculé, l’intention qui seule compte et dont la qualité change tout.

Comment, vivant en société comme nous le faisons, pourrions nous ne pas connaitre cette tentation du regard des autres ? Cette tentation non pas positive et entière de leur faire plaisir qu’on éprouve lorsque, très volontairement et entièrement, on veut faire plaisir à ceux qu’on aime, mais cette tentation seconde et dérivée, subsidiaire, de leur plaire – à tout le moins d’essayer de deviner ce qu’il ressentiront ?

Il faut, pour s’arracher à cette tentation, de la rugueur et de la rudesse. Il faut s’arracher à la douceur du polissage et, par une sorte de souci de bienveillance mené jusqu’à son bout, fuir l’amabilité pour rester honnête et entier.

Est-ce cela que les ermites allaient chercher dans le désert ? La possibilité de suivre leur chemin sans se soucier du regard des autres ?

 

Aldor Écrit par :

14 Comments

  1. 14 août 2017
    Reply

    Je résumerais cela en disant : il faut s’assumer. Garder son idée ou son geste malgré le regard éventuellement désapprobateur de l’autre, en gardant le sourire, sans gêne, colère ou arrogance. De la haute voltige, pour moi en tout cas !! Belle journée Aldor 🙂

    • 14 août 2017
      Reply

      Ce que tu dis est juste, Annick, mais ce n’est pas de cela que je parlais. J’étais en amont de ce que tu évoques, au moment où simplement on se dit : “tiens, quel style cela va-t-il me donner ?”. C’est à cet instant que l’innocence est perdue. Même si l’on ne change rien à ce qu’on s’apprêtait à faire, rien du tout, on n’est plus dans la confrontation avec soi même. On pose. En partie au moins pour la galerie.

  2. 14 août 2017
    Reply

    Tu parles des ermites, moi je pense aux enfants, (les plus jeunes) dont l’authenticité prouve qu’ils ne se soucient guère du regard des autres pour exister. A quel moment bascule-t-on dans le besoin sans cesse renouvelé de se sentir aimer ? Parce que en définitive, c’est de ça qu’il est question, non ? 🙂

    • 15 août 2017
      Reply

      … Je te ferai, Laurence, la même remarque qu’à Annick : non, ça n’est pas tout à fait ça. Ce que tu dis est vrai mais n’est pas tout à fait ce dont je parle. C’est vrai que, quittant l’enfance, le regard et l’amour des autres nous deviennent nécessaires. Mais aux moments mêmes ou nous n’en avons pas besoin et où nous sommes avec nous mêmes, dans ma tranquillité de notre fors intérieur, nous sentons que les autres sont la et nous mettons, imperceptiblement, à quitter l’innocence pour jouer un rôle. C’est de cela que je parlais.

  3. 14 août 2017
    Reply

    Je truve votre raisonnement intéressant dans la mesure ou en tenant compte du regard des autres on abandonne la raison première pour laquelle on engage une action. Seulement l’homme qui est un animal sociale ne peut pas vivre sans tenir compte du regard de l’autre. Cette image de ” ma liberté s’arrête là ou elle commence à nuire à autrui” illustre à mon sens cet état d’esprit.

    • 15 août 2017
      Reply

      Tu as raison, Charef. Ce regard de l’autre, dont je parle de façon négative, joue parfois un rôle positif quand il se fait regard de la conscience e qui nous interdit d’aller sur des chemins dangereux. Tout, ici, est à double sens…

  4. Tu décris ce passage, ce basculement à merveille. Mais je pense qu’il se perçoit à l’extérieur. Un bougé dans le geste, l’air, on sait aussi quand les autres (et non soi) perdent leur authenticité, leur premier degré pour se regarder faire au lieu de faire. Quant aux ermites, c’est une question très intéressante, que je me pose aussi dans ces termes. Mais par expérience je trouve que la pensée de ce que les autres pensent/penseront/penseraient nous suit, poursuit, même dans la distance et l’isolement. Il vaut mieux s’en défaire par une éthique, une révolution intérieure telle celle que tu décris.

    • 15 août 2017
      Reply

      Je suis heureux, Joséphine. Tu as parfaitement compris ce que je voulais dire.

      Crois tu qu’on puisse se défaire de cette chute hors de l’innocence comme tu le décris, par un renoncement volontaire ?

      • Renoncer à quoi ? à la vanité, à l’image de soi, à soi comme image, comme le font les ermites ? Oui, je suis d’accord. Mais c’est une approche négative, dans le retrait. Je pense qu’il faut aussi, de manière plus tranchée, se décoloniser des autres, les chasser de notre pensée, conquérir son espace mental. La rudesse que tu évoquais : les envoyer promener avec leurs attentes, leurs considérations ou déconsidérations. “Assieds-toi au soleil, abdique et sois roi de toi-même.” La fin d’un poème de Pessoa qui m’y fait penser. C’est un problème auquel je suis souvent confrontée car il est aussi anthropologique : je remarque que les Italiens ne s’écoutent pas parler, ne se regardent pas faire, comme les Français (moi comprise), c’est une qualité que j’apprécie vraiment, que je tente d’acquérir 🙂 La politesse, le polissage de la société, dont tu parlais et qui est forte en France, doivent y avoir une part. Bref, il faut se simplifier et ce n’est pas simple quand on s’est compliqué 😉

      • Penses-tu que l’inauthenticité soit un moyen de se protéger de la vie, en l’habillant du regard des autres pour ne pas la voir dans sa nudité ou sa crudité, en pensant à ce que les autres penseraient pour ne pas penser à ce que l’on pense soi ?

        • 16 août 2017
          Reply

          Peut-être est-ce cela, Joséphine. Une sorte de fuite, de peur de son ombre.

  5. 18 août 2017
    Reply

    Comme c’est intéressant de vous lire ! Je ne suis pas persuadée qu’il faille (ni qu’il soit possible) se défaire de cette appréhension ou prise en compte du regard d’autrui. Je comprends pourquoi tu parles d’innocence, dans le sens où ce moment de basculement que tu décris bien est une altération d’un état premier qui évoque une sorte d’inconscience, d’immédiateté. A mes yeux, cependant, l’authenticité n’est pas supérieure et n’est pas non plus pure, du moins pas dans un sens moral du mot. C’est dans la relation à autrui que, suivant ce que l’on décide de faire (de penser, etc), se dessine la possibilité de quelque chose de bon (cet amour dont tu parles souvent).

    • 20 août 2017
      Reply

      Tu a raison. L’inauthenticité peut être positive si c’est l’amour qui la remplit. Mais à la condition alors de s’afficher ouvertement comme seconde, modifiée : je te vois et je souris. Mais souvent, elle prétend faussement n’avoir pas été altérée : je te vois mais fais comme si je ne t’avais pas vue, alors même que j’ai modifié mon geste…

  6. 20 août 2017
    Reply

    Tiens, j’avais écrit quelque chose mais mon commentaire a disparu. WordPress m’en veut en ce moment – ce n’est peut-être pas plus mal. 😉

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.