L’aveuglement

L’historien Marc Ferro est venu il y a quelques jours dans les murs de mon entreprise pour y présenter son dernier ouvrage : l’Aveuglement, dans lequel il parle de ces épisodes, nombreux, de l’histoire, durant lesquels les gens avaient toutes les informations, tous les éléments permettant de décrypter un événement en train de se produire ou proche de se produire, et cependant, ne le voyaient pas, ne le comprenaient pas.

L’exemple le plus frappant, en dépit du célèbre article de Pierre Viansson-Ponté, est celui de mai 68 que personne ne voit venir et que personne ne comprend.

Il y a avait, dans la présentation de Marc Ferro, des choses beaucoup plus inquiétantes et tragiques, parce que se rapportant à l’aveuglement personnel. Il nous cita, ainsi, des passages de lettres ou de mots – presque obscènement doux et coquins – que Josef Mengele, le médecin tortionnaire nazi, adressait à sa femme tandis qu’il envoyait des gens à la mort : il évoquait cela, il parlait de son activité au milieu des baisers qui parsemaient ses lettres, mais le faisait sans apparemment réaliser la catastrophe et le scandale de son action : autre forme d’aveuglement, terrible.

Et puis, allant hier soir à une réunion de parents d’élèves, j’ai croisé dans les couloirs du lycée une collègue que je croise ordinairement dans les couloirs de mon entreprise. Elle m’a vu et ne m’a pas vu. Elle m’a regardé, une autre fois, et à nouveau, elle ne m’a pas pas vu ou plutôt pas reconnu. Il n’y avait pourtant rien de caché. Pas de voile, pas de trouble, aucun élément perturbateur, si ce n’est le fait qu’elle ne s’attendait pas à me voir là, que là n’était pas le lieu de nos rencontres habituelles et que cette différence de milieu, de contexte, d’ambiance, suffisait à la méconnaissance.

C’est cela l’aveuglement : ne pas voir ce qui s’étale sous nos yeux parce que c’est ailleurs ou autrement qu’on s’attendait à le voir.

Aldor Écrit par :

11 Comments

  1. 20 septembre 2017
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    Inquiétant en effet ! N’est-ce pas là du déni ?!

    • 23 septembre 2017
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      Ah oui. Il y a sûrement du déni. Mais du vrai déni. Je veux dire : inconscient.

  2. 20 septembre 2017
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    Il y a aussi une histoire de subconscient là-dedans, car comme tu le dis on voit “tout”, mais toutes les informations ne sont pas intégrées directement/consciemment par notre cerveau. Ce n’est pas forcément l’objet de ton article mais ça me fait penser aux recherches frénétiques d’objets dont on a besoin ; je peux passer de longues minutes (heures?) à chercher quelque chose sans succès, pour finalement voir l’objet réapparaitre quand je ne le cherche plus, dans un endroit où j’étais déjà passée, mais sans le voir.

    • 23 septembre 2017
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      Je suis d’accord, Cléa, c’est en partie la même chose. Et en parte aussi (mais c’est lié) le phénomène qui fait que, quand on cherche, on ne trouve pas, parce qu’on a l’attention focalisée sur une forme déjà définie, qui n’est pas celle sous laquelle ce qui est cherché se révèlera…

  3. 20 septembre 2017
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    Ah, Aldor ^^Vos improvisations font désormais partie de mes méditations – peut-être devrais-je dire “spéculations” ? – quotidiennes. Elles ont l’art de me dé-router, au sens de me faire emprunter vos chemins de traverse, hors de mes sentiers balisés. J’y retrouve le plaisir de l’école buissonnière… 🙂

    • 23 septembre 2017
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      Que répondre à cela, Esther ? C’est très gentil de me le dire.

      • 23 septembre 2017
        Reply

        Rien, Aldor 🙂 Je le pense vraiment. Peut-être simplement savourer le plaisir d’être entendu, d’éclairer. Vertus du dialogue écrit !

  4. 20 septembre 2017
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    C’est cela l’aveuglement : ne pas voir ce qui s’étale sous nos yeux parce que c’est ailleurs ou autrement qu’on s’attendait à le voir.

    J’aime cette définition de l’aveuglement. Parfois on regarde sans voir D’où l’expression je ne t’ai pas vu parce que effectivement c’est ailleurs qu’on s’attendait à le voir,. Amitié.

    • 23 septembre 2017
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      Oui, Charef : je ne t’ai pas vu – alors qu’en fait on a vu.

  5. Je pense qu’effectivement, nous ne savons pas voir juste ce qui Est, de manière neutre et « vierge ». Nous y mettons nos conditionnements, nos illusions, nos expériences passées, notre affectivité, notre culture etc…. Au delà de l’aveuglement, le conditionnement est ce qui nous modèle : les ouvriers des abattoirs dont le travail à la chaîne est devenue une horreur sans nom envers l’animal rentrent le soir et embrassent leur chien avec tendresse. L’aveuglement est intrinsèquement lié au conditionnement : familial, culturel, sociétal. Ainsi se banalise la violence dans l’aveuglement. La surconsommation est source de souffrances que nous ne décryptons pas parce que nous ne la voyons pas. La lobotomie télévisuelle et technologique (téléphonie..) accentue cet état d’errance aussi.
    Mais en même temps, pouvons-nous blâmer l’humanité pour tous ces maux ? Savoir grandit l’homme, c’est certain. Mais nous devons garder l’humilité de faire de notre mieux, à notre niveau, et d’aimer la vie, même si. Ma joie de vivre n’est pas abrutie ni aveuglée, elle honore la vie. Derrière les fenêtres de ma ville, nombre de souffrances mais aussi des joies et bonheurs. Je vis dans une cité HLM et y suis bien. D’autres ne supporteraient pas d’y vivre. Donc, ce qui Est est aussi affaire de perceptions personnelles 🙂
    Pour la beauté du monde (« un ciel magnifique ») comme pour son imprévisibilité et sa tragédie, vivre en « pleine conscience » est ce qui nous permettra de traverser l’existence le plus justement possible.
    Merci d’être passée « chez moi », je découvre un blog très intelligent où il est bon de commenter 🙂 Bonne soirée 🙂

    • 2 octobre 2017
      Reply

      Oh non ! Je ne nous blâme pas ! C’est seulement comme ça. Il faut le savoir…

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