L’incitation et la norme


Olivier et moi discutions l’autre jour des permis d’émission, ce système mis en place par l’Union européenne qui vise à inciter les industriels à faire appels à des procédés de fabrication et à des énergies moins émetteurs de carbone : la combustion des hydrocarbures produisant du dioxyde de carbone qui est un gaz à effet de serre, un mécanisme a été instauré – en très gros une taxation des émissions de carbone – qui est censé pousser les industriels à faire appel à des énergies et à des procédés moins carbonés et donc moins nocifs pour l’environnement. Le carbone étant taxé, et donc relativement onéreux, il est en effet de leur intérêt d’en minimiser l’utilisation. Le système est cependant incitatif, et non impératif, l’idée sous-jacente étant, une fois l’objectif fixé, de laisser aux intéressés le choix du meilleur moyen d’y parvenir – ce qui dans de nombreux cas est le moyen à la fois le plus souple et le plus efficace. En décentralisant le choix des modalités, on autorise les adaptations les plus fines.

Parallèlement à ce mécanisme, toutefois, existent, pour les dispositifs les plus polluants, des normes (par opposition aux incitations) qui prennent la forme d’interdictions pures et simples : on n’a pas le droit, par exemple, de faire fonctionner des installations produisant plus de x grammes de dioxyde de carbone par unité de production. Il est en effet considéré que, dans ce cas, les dégâts environnementaux et autres externalités négatives sont trop importants pour être admissibles.

Il y a donc coexistence de deux mécanismes : un mécanisme incitatif où l’on compte sur la rationalité du comportement des individus (en l’occurrence, des industriels) pour limiter ce qu’on veut éviter et, simultanément, et en vue du même objectif, un mécanisme impératif, fondé sur la norme (et donc la sanction), où l’on interdit ce qu’on veut éviter.

Cette coexistence se retrouve dans nombre de secteurs : la consommation ou les émissions des véhicules, la performance énergétique des appareils ménagers, la réglementation thermique des habitations, etc. : d’un côté, il existe différentes catégories de biens et l’on incite les consommateurs à choisir rationnellement ceux d’entre eux qui son les plus économes sur le long terme (même s’ils sont les plus onéreux à l’achat) ; d’un autre côté, on interdit purement et simplement les biens dont les performances sont jugées scandaleusement mauvaises.

Le niveau auquel on place la barre séparant ce qui relève de l’incitation et ce qui relève de la norme est, mutatis mutandis, la ligne de séparation entre les partisans du libéralisme et ses adversaires : les Libéraux pensent que la plus grande partie des problèmes peuvent être réglés par de bonnes incitations, sans qu’il soit besoin de recourir à des normes : le marché du travail, le marché du logement, peuvent fonctionner et se réguler tous seuls, par le simple jeu de l’offre et de la demande. Leurs adversaires pensent au contraire qu’il y a, dans ces marchés, trop de déséquilibre entre les offreurs et les demandeurs, ou encore que les effets du déséquilibre sont trop graves, trop scandaleux, pour qu’on puisse laisser faire. C’est pourquoi il faut, à leurs yeux, réintroduire de l’impératif et de la norme sous forme de salaire minimal ou d’encadrement des loyers.

Mais plus généralement, l’évaluation du bon niveau de séparation entre l’incitation et la norme apparaît comme expliquant en partie la différence entre la gauche et la droite. Gauche et droite s’opposent en effet moins sur la finalité profonde des choses que sur les moyens d’y parvenir. Il y a des choses que tout le monde considère comme devant être traitées par la norme : dans toutes les sociétés, nos instincts meurtriers, notre violence, sont considérés comme intolérables et c’est pourquoi le meurtre est interdit et puni. Mais à quelques exceptions de ce type, qui sont comme le fond commun auquel tout le monde, où qu’il soit, se réfère, nous avons des appréciations différentes de ce qui doit être traité par des dispositifs incitatifs et de ce qui doit relever de l’impératif. Et c’est sur cette ligne, dont le contour dépend lui-même de notre conception de ce qui est acceptable ou intolérable – que se fait souvent le partage entre droite, plus partisane de l’incitation, et gauche, plus partisane de la norme.

Tel est l’objet de cet enregistrement et de cette improvisation dominicale.


PS : La discussion initiale avec Olivier avait également évoqué la législation française en matière de sacs plastiques. Dans un monde parfait, on devrait pouvoir compter sur la responsabilité et la bienveillance de tous pour que les sacs plastiques du commerce ne soient pas répandus dans la nature et pour éviter qu’ils ne finissent par tuer oiseaux et tortues. Si les hommes étaient rationnels et bienveillants, ils feraient attention à ce qu’ils font, ils utiliseraient donc très précautionneusement les cas plastiques, qui sont bien pratiques, et il ne serait pas nécessaire d’ériger une norme, forcément grossière et lourde. Mais après un certain temps, on se rend compte que non : en dépit de tout, une partie importante de la population dissémine ses déchets n’importe où. C’est pourquoi finalement l’instauration d’une norme – l’interdiction des sacs plastiques – est la meilleure solution.

Autre PS : L’appréciation du niveau au delà duquel un comportement est considéré comme devenant intolérable varie également avec le temps et l’actualité. Par exemple, tant qu’elle demeure un phénomène exceptionnel utilisé dans certains cas précis, l’optimisation fiscale est peut-être une souplesse utile qui permet de mettre de l’huile dans les rouages. Dès lors qu’elle devient une pratique généralisée et qu’elle est utilisée à tout bout de champ, comme cela transparaît dans les Panama Papers et Paradise Papers, elle se mue en instrument d’évasion fiscale aux profit des privilégiés et devient socialement intolérable. Son interdiction, alors, devient nécessaire.

Suite : “Paradis fiscal, enfer démocratique” comme” l’a depuis écrit Le Monde.

Autre PS : l’instauration d’une norme apparaît également nécessaire lorsque l’incitation conduit à des situations d’inégalité, certains abusant des possibilités qui leur sont laissées. La norme, en effet, est égalitaire.

Aldor Écrit par :

5 Comments

  1. Article très intéressant et très bien élaboré, merci 🙂 Pour ma part, je ne dirais pas que la différence réside entre la gauche et la droite, vu que ces distinctions sont désormais fantoches. Il n’existe même pas de parti écologiste. Tout au plus, tout un chacun tend vers des mesurettes par bluff et continue à s’intéresser au remaniement de postes, aux primes, aux avancements, enfin bref, ce pourquoi ils font de la politique : pour détenir du pouvoir et en profiter grassement. La différence réside entre l’ultralibéralisme (qui n’en a rien à foutre de tout tant que leurs actions créent des profits) et le modéré. Nous arrivons à la COP 22, les petits fours vont valser autour des vas et viens d’avions privés dégageant ce carbone discuté autour de foie gras issu de la souffrance et mangeant dans de l’orfèvrerie issu de l’esclavagisme. J’étais présente à la COP 21 auprès d’Alternatiba, les pouvoirs publics ont tout fait pour nous arrêter alors que nous mettions des faits en exergue très pertinents pour ce sommet. A part le film “Demain”, rien n’a traversé ces murs de cristal. Et ces guignols qui applaudissent comme si Appollo 13 avait enfin répondu à Houston, le champagne a été sabré, les ours polaires meurent toujours. Je te conseille de lire “Qui a tué l’écologie” de Fabrice Nicolino, c’est sans appel. Je n’ai aucune confiance en nos politiques à ce sujet, alors, faute de mieux, j’ai arrêté la voiture, de manger de la viande, d’acheter des matières premières neuves… Le tsunami de 2006 a fait 240 000 morts et cela n’a pas interpellé plus que çà. Je crois malheureusement qu’il faudrait vraiment un écocide. Là dessus, je suis pessimiste malgré ma joie de vivre. Il faudrait que ceux-là même qui sont des loups de profits aient une éthique durable. Autant rêver.

    • 7 novembre 2017
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      La meilleure chose à faire est de faire soi-même sans attendre des autres, notamment des hommes politiques, qu’ils le fassent. Mais une fois qu’on a fait soi-même au mieux, espérer que la société autour de soi fasse mieux n’est pas absurde.

      Je suis d’accord avec toi : le monde politique est bien désespérant. Mais je ne pense pas qu’il faille désespérer de lui : il ne faut pas compter sur lui, mais il ne fait pas non plus désespérer.

        • 9 novembre 2017
          Reply

          Oui, Christelle, absolument. Comme on le peut.

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