Eloge de l’oubli


 

Je suis souvent comme le Ravi, ce personnage des santons de Provence qui, parce qu’il est un peu benêt, sourit à la beauté du monde.

Quand je vois des oiseaux s’envoler à tire d’ailes, une fleur s’épanouir dans la rosée du matin, ou quand, comme hier au soir, je traverse à la nuit tombée la ville pleine de vie et de lumières chaudes et mouvantes, j’éprouve une sorte de ravissement.

Je me demandais s’il n’y avait pas, dans cet épanouissement bienheureux de l’être au spectacle des choses, un cadeau de l’oubli qui, par des voie différentes de celles de l’attention, nous permettrait de mieux saisir le monde.

On dit souvent de l’oubli qu’il panse les plaies et referme les blessures parce qu’il permet d’éteindre le souvenir des malheurs et des choses mauvaises. Mais je me demande si nous ne devons pas rendre grâce également à l’oubli du pouvoir qu’il a sur les choses belles et bonnes, du brouillard dont il les recouvre parfois, nous donnant la chance de les redécouvrir, émerveillé, sans qu’elles aient été abîmées, recouvertes, par la poussière de l’ennui et de la lassitude, le loess de l’indifférence.

Peut-être faut-il, pour s’émouvoir de tous les matins du monde et de toutes ses nuits,  qu’un peu de liqueur oublieuse ait été versée dans notre coupe quotidienne. Pourrions-nous vraiment, sinon, sous l’accumulation des jours et des années, retrouver la fraîcheur première ? Pourrions-nous être submergés par l’immensité mélodieuse du jour, l’harmonie du chant ou de l’accord qui s’élève dans le silence, la beauté de cette femme qui se tient devant nous ? N’est-ce pas à l’oubli, frère en cela de l’attention, que nous devons d’échapper à la malédiction de l’apathie et à la somnolence ? N’est-ce pas à lui que nous devons de pouvoir, longtemps après le premier jour, longtemps après la première fois, aimer ?

Aldor Écrit par :

26 Comments

  1. 7 décembre 2017
    Reply

    Le loess de l’indifférence, merci de l’avoir écrit.

  2. 7 décembre 2017
    Reply

    🙂 J’aime quant à moi la façon dont vous développez les voies de l’oubli, en faites une source de béatitude éveillée, c’est un chemin inconnu que j’emprunte volontiers ^^. Ah, retrouver l’étonnement, source de toute philosophie… mon chemin est celui de l’esprit d’enfance, non dans ce qu’il peut avoir de puérile ou d’attendrissant, mais dans ce qu’il nous offre de capacité à être ravi, totalement absorbé par le monde. J’aime à cet égard que le “ravissement-absorption” contienne étymologiquement l’idée du rapt, à savoir ce qui nous enlève au monde, nous sort de l’ego, et de la mémoire et ses altérations et vieillissements. Pour nous y ramener ensuite peut-être, mais aussi pour en capter sans la VOIR, la vibration profonde ?

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Ah ! Esther, une sorte de détachement ? Peut-être y a-t-il effectivement un peu de cela.

      • 11 décembre 2017
        Reply

        Pas vraiment, Aldor. En parlant d’être enlevé au monde, je pense aux enfants ne sont pas détachés du monde, mais souvent immergés en “pleine conscience”

      • 11 décembre 2017
        Reply

        “aux enfants QUI ne”… Une façon d’être complètement dehors et complètement dedans, et de capter les choses différemment. De percevoir la réalité dans une dimension qui nous échappe normalement. Hum, c’est compliqué à expliquer ^^

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Je veux dire : un détachement qui nous permet de mieux sentir

  3. 7 décembre 2017
    Reply

    Je ne doute pas que Frog, et sa mémoire -qu’elle dit quintessentiellement défaillante- ait quelque chose à dire sur l’oubli et le ravissement… 🙂

  4. Thirty
    7 décembre 2017
    Reply

    Magnifique!

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Merci, Thirty.

  5. 7 décembre 2017
    Reply

    Je suis également dans la même crèche que toi! Redécouvrir le monde chaque jour, c’est ce que je propose lors de méditation -visualisation… Tout effacer et faire comme si on redécouvrait un endroit et le reconstruire. C’est un exercice intéressant. Belle journée

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Oui? C’est ça. Mais que veux-tu dire par “le reconstruire” ?

      • 11 décembre 2017
        Reply

        Tu fermes les yeux, tu gommes le monde autour de toi et petit à petit tu le reconstruis et tu le redécouvres en mettant ce qui te paraît le plus important… bonne méditation

        • 11 décembre 2017
          Reply

          Ah ? Je vais essayer.

  6. 7 décembre 2017
    Reply

    C’est un très bel article, Aldor!
    Cela fait écho à ce que je réponds quand on me dit “mais tu ne t’ennuies pas au fin fond des collines?”: chaque regard posé sur les paysages qui m’entourent sont une joie profonde, toujours renouvelée, toujours émerveillée. Est-ce l’oubli qui permet cette absence de lassitude? Peut-être bien.
    Mais peut-être aussi la nature – la vie – a-t-elle la faculté d’être constamment différente. Peut-être aussi qu’il a des beautés dont, même si on ne les oublie pas, on ne peut se lasser?
    Il y a sûrement, comme tu le dis, cette petite part d’oubli versée à l’eau de nos journées, mais aussi la beauté essentielle et métamorphique du monde, et nos cœurs tout ouverts à la recevoir.

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Tu as raison, Clémentine : il n’est pas forcément nécessaire d’oublier parce que les choses ne se répètent pas vraiment. La nature a une immense capacité de renouvellement. Je le constatais l’autre jour tandis que nous traversions une forêt : pas un arbre identique à l’autre.

  7. 7 décembre 2017
    Reply

    J’aime beaucoup tes mots, l’expression de ton ravissement 🙂 Et tes propos comme souvent sont riches d’enseignements, il n’empêche j’ai toujours pensé au contraire que c’est parce que je n’oublie pas que je peux saisir la beauté du monde, chaque instant présent et en apprécier sa teneur…

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Merci, Laurence. Je comprends aussi ce que tu veux dire, qui rejoint ce qu’écrivait Clémentine : saisir la richesse et la créativité de la nature est aussi une source d’émerveillement.

  8. Je ne vois pas çà comme l’oubli mais comme l’émerveillement. Enfant, ces consciences présentes sont générées par la joie de la découverte, et adultes, si on y accède, c’est une volonté qui rend grâce de pouvoir le faire, malgré tout ce qui pourrait nous en empêcher intellectuellement. Je remercie de pouvoir encore m’émerveiller et c’est ce que je suis, empreinte de souffrances passées qui connaît la valeur de l’émerveillement, pas l’oubli. L’oubli crée le vide qui ne se fond sur rien, aucun souvenir olfactif notamment. Mais ceci n’est que mon avis 🙂

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Tu es bien sévère avec l’oubli mais ta pensée rejoint beaucoup d’autres réactions et vous avez toutes probablement raison : pas besoin d’oubli pour s’émerveiller parce que tout est neuf, toujours.

  9. 7 décembre 2017
    Reply

    Intéressant; comme toujours Aldor ! Pourquoi, comment peut-on ressentir encore et encore ces émerveillements toujours renouvelés ? J’aurai envie de dire que c’est chaque jour, chaque instant qui est nouveau, comme si l’empreinte du temps n’avait pas de prise sur chaque personne capable de ressentir cela … Apprécier chaque instant, dans le présent nous permet cet émerveillement. Et en cela, il y a peut-être bien une part d’oubli … Merci.

    • 11 décembre 2017
      Reply

      Oui. Catherine. C’est aussi cela, que j’avais oublié : la récréation constante et incessante du monde et le ravissement dans lequel ce spectacle nous plonge quand on sait l’appréhender.

  10. 14 décembre 2017
    Reply

    Mon émerveillement me surprend souvent, peut-être parce que je suis aussi un peu ravie moi-même. L’oubli, certes, opère dès que le moment devient passé, mais je crois davantage que c’est parce que la vie est dans le présent et que l’émerveillement est vibrant de vie.

    • 15 décembre 2017
      Reply

      Bonsoir, ‘Vy,

      Tu n’es pas la première à dire cela et je suis sensible à cette idée qu’il n’est pas forcément besoin d’oublier pour s’émerveiller… Même si ça y aide !

  11. 15 décembre 2017
    Reply

    Je fais partie de cette catégorie de gens qui oublient et redécouvrent avec un plaisir tout neuf un film, un livre, et encore tout ce qui est évoqué dans ce texte. Je ne m’etais pas aperçue de cette chance avant de rencontrer ma Moitié qui n’oublie rien, et qui du coup a du mal à pardonner à ceux qui l’ont blessé. L’oubli est vraiment une bénédiction pour moi.

    • 19 décembre 2017
      Reply

      Bonjour, Joëlle,

      Oui, c’est ça : une sorte de bénédiction, de cycle des saisons qui permet de repartir vers l’avant sans être totalement engoncé, envasé dans le passé.

      • 19 décembre 2017
        Reply

        J’adore cette définition de l’oubli, je vais la lire à ma Moitié.
        Bonne journée, Aldor, j’ai du retard dans les lectures…

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.