Importuner, consentir, transgresser : le premier geste


 

Il y a eu cette tribune, dans Le Monde, de femmes qui revendiquaient le droit d’être importunées ; il y a eu, dans le Libération d’hier, cette autre tribune, de Leila Slimani (je me suis trompé d’auteur, dans l’enregistrement) qui, tout en disant le contraire, disait pourtant aussi un peu la même chose, mais d’une façon que je préfère parce que beaucoup plus positive. Et puis il y eu cette réflexion de Célestine qui observait, quelque part, qu’il y avait une immense différence entre les baisers pris ou volés sans qu’aucun consentement n’ait été recherché et ceux qui l’étaient après que ce consentement ait été, même tacitement, demandé. Dans le premier cas, on était dans la violence, et dans le second, c’était autre chose, même si le message en retour à la demande avait été finalement mal compris.

J’aimais bien cette distinction, selon qu’un consentement ait été, ou non, demandé. Mais y réfléchissant plus avant, je crois qu’on ne va pas ainsi jusqu’au fond du problème, jusqu’au cœur de la difficulté.

Il y a, je crois, au tout début de la relation amoureuse (je ne parle évidemment ici que de cela, et non de tout ce qui a fait l’objet des scandales de ces mois derniers), un saut à accomplir qui relève intrinsèquement de la transgression. Il faut que l’une ou l’un pose sa main sur la main de l’autre, sur son bras, sur sa tête, sur ses épaules, le touche, le saisisse, suscite un contact physique qui est ordinairement considéré comme intrusif, comme relevant de l’agression. Aussi tendrement, aussi amoureusement, aussi doucement que ce geste soit fait, il est, par nature, transgressif et va au-delà ce qui est communément admis.

Cette intrusion, cette transgression est nécessaire parce qu’il faut, dans l’engagement de la relation amoureuse, s’engager, se lancer, s’élancer, et signifier à l’autre que pour lui, on brûle ses vaisseaux et qu’à lui on se livre entièrement. Et sans cette transgression initiale –  qui se fait forcément, me semble-t-il, sans consentement, rien n’est possible.

Il ne s’agit en aucun cas d’importuner et ce n’est pas de cela que je parle. Mais un saut, en cet instant, doit être accompli qui se passe du consentement donné : on croit, au moment de franchir le pas, qu’il y aura consentement et c’est évidemment cette croyance qui nous fait poursuivre notre geste mais ce consentement n’a pas été donné. Et pourtant on avance et on fait ce geste parce que c’est dans le fait de le faire sans assurance de retour qu’est le premier acte d’amour.


Lorsque K. a pour la première fois posé ses bras autour de mon cou, elle ne m’a pas demandé mon consentement. Elle a fait irruption dans mon intimité et c’est par cet acte intrusif qu’elle est arrivée dans ma vie. Et c’est très bien ainsi.

Aldor Écrit par :

23 Comments

  1. 13 janvier 2018
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    Mais bien évidemment, c’est très juste, Aldor. Il parait qu’en Allemagne les hommes ne draguent plus, les Françaises qui vont sur place savourent au début la tranquillité puis se questionnent sur l’attrait qu’elles ne semblent plus provoquer sur les hommes. Alors en Allemagne on se met moins en couple avec ce que cela signifie pour la procréation. Je dis ceci par rapport à une vidéo que j’ai visionnée et d’autres bruits de couloir. La Française qui parlait disait que finalement les Français se retrouvaient à draguer entre Français, parce qu’eux osent encore.
    L’autre jour, j’étais au restaurant avec mon mari et mon fils. Le serveur que je n’avais pas vu depuis deux-trois mois s’était laissé pousser un bouc. C’est un homme d’une cinquantaine d’années. J’allais lui dire que ça lui allait bien lorsque mon fils m’a dit “fais attention, il peut considéré ça comme une agression sexuelle”. Mince alors. Moi j’aime bien qu’on me fasse des compliments, même dans la rue (tant que ça ne devient pas lourd et vulgaire (à souligner lourd et vulgaire)), il aurait peut-être apprécié lui aussi. Mais je n’ai pas osé, parce qu’on ne sait plus trop où on en est avec tous ces excès de tous bords qui condamnent tout, et risquent de ne laisser au final qu’un monde frustré et prude et sans saveur. C’est pourquoi, ton article est vrai et juste.
    J’ai lu récemment La servante écarlate, et j’ai cette saveur amer qui me dit qu’on va vers un tel monde.

    • 21 janvier 2018
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      Bonsoir, ‘vy. Que de temps mis à te répondre, à répondre à tous ceux qui ici m’ont écrit ! Ce sujet est tellement compliqué ! le balancier va et vient et, après avoir si longtemps été d’un côté, on comprend bien que, inversant sa course, il aille trop loin de l’autre. Il en reviendra.

      Mais même si je comprends et ne hurle donc pas avec les loups, c’est vrai que le mouvement du pendule nous entraîne aujourd’hui dans des extrémités malsaines que ne peuplent que la pruderie et la frustration…

      • 24 janvier 2018
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        Cette histoire de balancier est insupportable, entre nous…
        Elle tend à faire croire que l’on va d’un extrême à l’autre, or, on en est bien loin…
        Il faudrait que le même nombre d’hommes soient violés, ou agressés sexuellementpar exemple…
        (et par des femmes, bien sûr) pour pouvoir parler d’inversion.On est assez tranquille, on n’est pas près d’y arriver !Et d’ailleurs ce n’est absolument pas le but du féminisme.
        Alors arrêtons de parler de balancier.
        ¸¸.•*¨*• ☆

  2. 13 janvier 2018
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    C’est écrit si simplement et si justement, Aldor, que je m’incline avec déférence ! Je pense également qu’à définir jusqu’au plus petit détail et à imposer cette définition, “on” finit par se rendre la vie triste et sans poésie. Je me sens mal dans ces définitions étriquées et me demande quelle insécurité, d’un ordre supérieur, elles essayent de cacher.

    • 21 janvier 2018
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      Merci, Gilles.

      Je penses que tu as raison de mettre l’accent sur la question de l’insécurité, d’ordre supérieur, qu’essaient de cacher ces réactions exagérées. Encore une fois, on comprend que la balancier aille trop loin ; l’histoire est si lourde, et le quotidien de bien des femmes si terriblement plein de violence ! Mais ici encore, au bout du compte, c’est une autre peur qui parle, également mauvaise conseillère.

  3. 13 janvier 2018
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    En réfléchissant à ce que tu dis de la transgression – que je trouve intéressante notamment parce qu’elle est un mouvement qui concerne les deux parties, féminine et masculine- cela me renvoie à ces mots de Sartre sur ce que tu dis de cet acte vécu comme le fait de se lancer, de faire un pas dans le vide, que j’avais utilisés il y a quelques temps et qui les enrichit pour moi :
    “Tu sais, pour se mettre à aimer quelqu’un, c’est une entreprise. Il faut avoir une énergie, une générosité, un aveuglement… Il y a même un moment, tout au début, où il faut sauter par-dessus un précipice ; si on réfléchit, on ne le fait pas. Je sais que je ne sauterai plus jamais. »

    • 21 janvier 2018
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      Eh bien, Esther ! Quelle référence ! Put-être l’avais-je lu, mais il y a bien des années que je n’ai lu Sartre et je n’avais aucun souvenir de ce texte. Mais c’est exactement ça : se lancer. Se lancer sans attendre l’autorisation, sans attendre l’assurance d’être bien reçu parce qu’on sent que là est précisément et seulement la chose à faire. Et dans cet élan, on va au-delà de ce qui nous a été explicitement et formellement permis parce que c’est dans le saut dans l’inconnu lui-même, dans la transgression elle-même que l’amour se réalise, se fait existant.

      • 22 janvier 2018
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        C’est très juste, ta belle formule qui dit que c’est “dans la transgression elle-même que l’amour se réalise”. Elle contient pour moi une note “vitriolée” qui dégraisse le discours sur l’amour, affublé à mon sens souvent par trop de mièvrerie. Je sens que je tiens un nouvel os à ronger… 🙂

        • 22 janvier 2018
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          Oui. Et je crois que c’est vraiment vrai. Et c’est pourquoi le discours mièvre et prude est radicalement à côté du sujet.

  4. 14 janvier 2018
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    Merci pour ce texte qui dit si bien ce qui est toute la difficulté du débat

    • 21 janvier 2018
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      Merci, Aline. Je crois effectivement que c’est bien dans la nécessité de la transgression qu’est le cœur et la difficulté du débat. Transgression aimante, tendre, douce, respectueuse, mais transgression quand même sans laquelle l’engagement n’advient pas…

  5. 14 janvier 2018
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    Transgression ? Peut-être. Mais encore une fois le consentement reste pour moi le maître-mot. Même s’il n’est pas explicite au départ, et qu’il n’est qu’une question de phéromones, celles-ci agissent ou pas vers un rapprochement.
    Accepter un compliment ne signifie pas qu’on a forcément envie de coucher avec celui qui le fait.
    C’est cette déviance-là qui empoisonne les rapports homme-femme. Nous ne sommes pas des objets, mais des êtres humains. Nous avons donc un langage pour exprimer un accord ou un refus. A partir du moment ou un refus a été exprimé, qu’il soit gestuel, verbal ou simplement implicite, commence le harcèlement, puis l’agression.
    Ce qui est insupportable, en ce moment, c’est ce discours tendant à tout mélanger, l’amour courtois, le badinage voire la grosse drague un peu lourde, avec l’agression et le viol.
    Certains hommes prétendent que leur fantasme c’est de se faire “importuner sexuellement “par une femme. Mais dans leurs rêves, c’est toujours une belle femme. M’est avis que si c’était par une femme repoussante, avec une seule dent et les cheveux gras (genre certains frotteurs du métro) ils feraient moins les malins au bout d’un moment…
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • 21 janvier 2018
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      Tu as raison, Célestine, de cerner le problème. La transgression dont je parle ne s’élève pas face à un refus. Je ne dis ni ne pense en aucun cas qu’il faille on qu’on puisse transgresser le refus. Mais je dis qu’on ne peut pas attendre le consentement – ce qui n’est pas du tout la même chose. De la même façon, il ne s’agit en aucun cas d’importuner et j’avais été surpris que la tribune du Monde porte ce titre, alors même que tel n’était pas le contenu du papier.

      Aller contre une volonté exprimée, bien sûr que non. Mais exiger qu’une volonté soit positivement et explicitement exprimée pour que le premier baiser soit posé, la première caresse donnée me paraît faux et de mauvaise foi.

  6. 14 janvier 2018
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    Tu sembles parler d’une relation plus intime (ou d’une tentative de relation) entre deux personnes qui se connaissent. Oui, il y a ça, et ça demande de faire un premier pas. Mas il y a aussi les abus ordinaires, comme cette femme qui se fait interpeller par des dizaines d’hommes alors qu’elle marche dans NY. Des hommes ne de feraient pas importuner de la sorte et c’est tout simplement insupportable.

    https://youtu.be/b1XGPvbWn0A

    • 21 janvier 2018
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      Oui, Annick, tu as tout à fait raison. C’est bien de cela que je parle et non des rencontres de hasard, et encore moins des abus ou des agressions de la rue ou du métro. Bien sûr, bien sûr, bien sûr. Celles-ci sont, comme tu le dis justement, seulement insupportables. Et évidemment indéfendables. Mais ce n’est pas de cela qu je parle.

  7. Je suis d’accord avec toi.. En tant que femme, si je devais relater ce qui m’a le plus “gonflée”, ce n’est pas d’avoir été importunée grossièrement, mais le fait que ma gentillesse soit prise pour une porte ouverte. Encore, cette année, alors que j’ai 48 ans, je discutais avec l’agent d’entretien en bas, un voisin de 80 ans et un autre de mon âge. Les 3 m’ont demandé mon tél, gênée, je leur ai donné mais n’ai jamais consenti à sortir avec eux. Pourquoi tout tourne autour de “l’ouverture” alors qu’en fait, je ne faisais qu’échanger fortuitement ? Ce fut ce dont j’ai le plus souffert dans mon parcours, au delà de toute cette polémique fatigante et souvent stérile (ce qui n’est pas le cas de ton article qui est très juste 🙂

    • 21 janvier 2018
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      Merci, Christelle.

      Ton message pose un autre problème, celui de la lourdeur et du manque de feedback, qui est qui commune à nous autres, hommes. C’est une affaire d’éducation, et il y a des siècles à rattraper mais peut-être y a-t-il aussi au fond de nous quelque chose de génétiquement hérité. Nous n’avons pas la grâce et notre sensibilité est émoussée.

      Et je conçois bien, à la lecture de ce tu racontes, que ce soit lassant d’être ainsi considérée et poursuivie d’assiduités inopportunes sous prétexte qu’on est femme et célibataire…

  8. 15 janvier 2018
    Reply

    Ton article me rappelle de très bons souvenirs, parmi les meilleurs de mes relations amoureuses. Mais parmi ces premières fois, il y en a une qui compte peut-être plus que toutes les autres, la première première fois. On s’en souviens toute sa vie parait-il. Pour l’instant, en ce qui me concerne, je confirme. Un saut dans l’inconnue.

    • 21 janvier 2018
      Reply

      Merci, Vincent.

      Ta dernière phrase est grammaticalement charmante.

      • 22 janvier 2018
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        Je ne sais pas comment prendre ton commentaire… Où alors j’en déduis qu’elle ne l’est que grammaticalement et ça veut dire en creux qu’elle ne l’est pas sur le plan de ce qu’elle évoque, ce que je comprendrais, “saut” ou alors tu trouves que la lettre “e” qui vient la ponctuer fait une belle chute. Je penche pour la première hypothèse.

  9. […] d’une marge de liberté pour enclencher ce mouvement de l’amour. C’est très exactement ce que dit si bien Aldor dans son blog, à propos du débat sur le consentement exprès qui court en parallèle de celui sur le […]

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