L’ironie


Discussion, hier soir, par blogs interposés, avec Esther, à propos du sarcasme et de ces personnes, qu’on connaît tous, qui paraissent ne plus savoir adopter d’autre attitude dans la vie que l’attitude sarcastique : relever toujours ce qui va mal, ce qui prête à moquerie, en mettant les rieurs de leur côté mais en ne se dévoilant jamais elles-mêmes : une grimace qui se serait figée dans un masque. Il y a ainsi des émissions, notamment de télévision, qui ne fonctionnent que comme cela, de façon plus ou moins grossière ou de façon plus ou moins fine et légère, mais fondamentalement ainsi : en pointant, de façon moqueuse et parfois méchante, ce qui ne va pas, ce qui cloche, ce qui est ridicule.

Derrière le sarcasme, il y a l’ironie, qui est chose bien difficile à saisir, à soupeser, à comprendre car tout y est question de dosage : à petite dose, l’ironie est très bonne ; elle est même beaucoup plus que très bonne ; elle est absolument indispensable : sans ironie, non seulement la vie serait triste et emplie d’esprit de sérieux, mais elle serait très imparfaite : c’est l’ironie qui permet de jeter un regard neuf et rétrospectif sur les choses, d’en déceler les défauts, de pointer les erreurs et les déséquilibres, de prendre de la distance et du détachement. L’ironie est donc indispensable à la création, à la construction, à la qualité. Sans elle, cette création demeurerait définitivement imparfaite, bancale et inachevée car jamais observée sous le regard d’autrui ; elle participe donc pleinement, radicalement au sens propre, du processus positif de création et d’accomplissement.

C’est à haute dose que les choses se gâtent : à haute dose, l’ironie retrouve en partie sa vraie nature, qui la range du côté des forces destructrices, du côté de l’entropie et de la dissolution (je me rends bien compte de la connotation désagréablement pétainiste de ces propos ; on dirait de l’Emmanuel Berl ; il faut faire avec). L’ironie féroce, c’est cela : détruire, critiquer, saper, faire s’écrouler, mais sans rien remplacer, sans rien mettre à la place.

Nos sociétés (mais ça n’est pas vraiment nouveau, en fait ; il y a belle lurette qu’il est plus facile, même s’il y faut un talent, de mettre les rieurs de son côté que de faire consciencieusement son devoir) valorisent l’ironie et le sarcasme. Et nous aussi : c’est tellement tentant, parfois, de lancer une formule assassine qui fera mouche, nous posera en vedette et nous évitera, en plus, de devoir plonger nos mains dans l’épaisseur, la moiteur, la viscosité des choses. Mais quel déséquilibre ! Quelques secondes, un bon mot, un sourire esquissé, voire un silence – et voilà toute une oeuvre, le travail de mois ou d’une vie, mis à terre et raillés. Si peu de temps suffisent pour tout détruire de ce qu’il fallut si longtemps pour construire !

Comme le sel.

L’ironie est comme le sel. Indispensable jusqu’au point où elle empoisonne. Créatrice jusqu’au point où elle détruit. Entre les deux ou l’un et l’autre. Une de ces choses terriblement précieuses et délicates qu’il faut manier avec mesure car tout y est dans la mesure.

Tel est l’objet de l’enregistrement de ce mardi matin.

Aldor Écrit par :

9 Comments

  1. 30 janvier 2018
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    Merci d’avoir complété ici ta pensée, Aldor, qui m’ouvre un champ auquel j’avoue ne pas avoir pensé : celui de la part indispensable de l’ironie dans le processus de création et d’accomplissement. L’art du détachement m’est difficile, mais sans doute ai-je à tirer profit de cet enseignement 🙂

    • 7 février 2018
      Reply

      Tiens, c’est étrange. Je n’aurais pas pensé ce de toi. Que ce te soit un art difficile.

      • 7 février 2018
        Reply

        Tu as raison de souligner cette étrangeté, parce que cela l’est pour moi. De me sentir à la fois si étrangère à la matérialité, tellement à distance de la réalité… et en même temps immergée coeurs et tripes dans mes relations aux autres, sensible à l’excès. C’est de ce détachement-là dont je parlais.

  2. 30 janvier 2018
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    Grandes questions, sans réponses définitives ! Où devrais-je m’arrêter ? Où devrais-je mettre une note positive ? Est-il systématiquement meilleur de rester positif ? No sé !

    • 7 février 2018
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      Peut-être y a-t-il un petit bout de manipulation la dedans mais je pense que oui : une critique purement négative aura je crois beaucoup moins de résultat que la même qui laisse apparaître la reconnaissance d’un point positif. Je crois.

  3. 31 janvier 2018
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    Bonjour Aldor, bien d’accord: trop point n’en faut. Malheureusement, « dans nos sociétés » comme tu le dis, certains tweeters mondialement connus sont à fond dans ce style, ce qui ne peut qu’amplifier la tendance.

  4. celestine
    2 février 2018
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    Ton texte est fabuleux, ainsi que ton impro. J’ai gardé hier soir le son de ta voix et de tes mots si justes dans les oreilles.
    Tout est dans la mesure, le juste milieu. Et la comparaison avec les sel est excellente: ce que l’on nous sert à manger, par ces temps de lynchages médiatiques, c’est un infâme brouet bien trop salé.
    Vive la gastronomie philosophique.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • 7 février 2018
      Reply

      Merci, Célestine !

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