Ne compter que sur ses propres forces


 

Dans son Journal, à la date du 7 octobre 1941, Etty Hillesum écrit :

“C’est un romantisme de midinette, mais très profondément ancré dans l’être humain, que de vouloir se dissoudre en l’autre pour être libéré de soi-même. Et c’est sans doute pourquoi, dans la vie réelle, cela s’avère toujours une fiction, cette union fusionnelle de deux personnes, on finit toujours par être renvoyé à soi-même, et dès lors plus abandonné et esseulé que jamais. Il faut s’éduquer soi-même à vivre en ne comptant que sur ses propres forces et sa confiance en soi. Aspirer à une position reconnue dans une société hiérarchisée, c’est en réalité la même chose : la recherche d’une certitude qui ne procède pas de soi-même. La certitude concrétisée par une chose extérieure : une bonne situation pour l’homme, l’institution du mariage pour la femme.”

La dernière phrase ne reflète pas du tout Etty Hillesum, qui était, Ô combien profondément ! libre et féministe mais l’époque : on est en 1941.

Je pensais à ce propos en écoutant hier le discours d’au-revoir prononcé hier par une personne de mon entreprise qui part en retraite. Un homme que j’aime bien pour les nombreuses et grandes qualités qu’il a, et qui ont été mentionnées par ceux qui l’ont salué – mais que j’aime bien aussi parce qu’il présente une certaine ressemblance avec Paul Simon et que je ne pouvais m’empêcher, chaque fois que je le croisais, de songer à Mrs Robinson.

Je pensais à ce passage du Journal d’Etty Hillesum car, dans son discours, notre ami disait, à un moment, que l’entreprise était une sorte de famille.

Je me disais, l’écoutant, que je ressentais moi aussi, pour reprendre la pensée d’Etty Hillesum, une volonté de me dissoudre en l’autre pour échapper à moi-même, que moi aussi – c’est l’objet de longs échanges avec Katia – j’étais à “la recherche d’une certitude qui ne procède pas de soi-même”, mais que, aussi impliqué que je sois dans mon travail, ça n’était certes pas dans mon entreprise que je recherchais cette certitude ou cette béquille. De ce point de vue, pensais-je, je suis plus féminin que masculin – ce qui un jour, au demeurant, m’avait été dit par Inès.

Quoi qu’il en soit – et même si j’en suis très loin -, il faut certainement arriver à se débarrasser de cette béquille : travailler au mieux, bien sûr, pour son entreprise ; aimer les êtres – aimer sans autre qualificatif – , notamment ceux qu’on aime, mais ne pas compter sur cet en-dehors de nous-mêmes pour être nous-mêmes.

Aimer, agir au mieux mais ne compter en définitive que sur ses propres forces. Et au bout de ce long chemin, trouver cette certitude qui ne procède que de soi-même.


On aura reconnu, en introduction et en conclusion sonore à mon propos, Mrs Robinson de Paul Simon et Arthur Garfunkel.

Aldor Écrit par :

13 Comments

  1. 16 mai 2018
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    Les autres feront défaut, mais nous-mêmes aussi, nous nous ferons défaut et je gage que ne compter que sur nos propres forces ne nous mènera pas beaucoup plus loin. D’abord parce que je trouve essentiel de savoir ce que nous devons à autrui, à tout ce qui nous vient de l’extérieur et élargit notre conscience (et je ne te soupçonne certainement pas de ne pas le savoir !), mais aussi parce que (tu me vois arriver avec mes gros sabots), je crois que c’est un autre en nous, l’Esprit, qui peut nous prêter une force qui ne se brisera pas.

    • 16 mai 2018
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      Je suis entièrement d’accord avec toi, Frog. Et Etty Hillesum l’était sûrement aussi même si, à cet endroit, elle ne l’exprime pas ainsi. Sur le premier point, il ne s’agit pas, je pense de nier le rôle des autres mais de ne pas se reposer sur eux. Et sur le deuxième, oui. Le soi dont elle parle est ce qui, en nous, nous dépasse et nous unit au tout.

      • 16 mai 2018
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        Oui, je suis d’accord avec toi : ne pas se reposer entièrement sur eux, ou plutôt ne pas exiger d’eux plus que ce qu’ils peuvent nous donner, et notamment qu’ils nous servent bonheur et confiance sur un plateau.

        • 16 mai 2018
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          Oui… même si on n’y arrive pas toujours…

          • 16 mai 2018

            C’est vrai ! Quelle nostalgie de la petite enfance où on pouvait simplement s’en remettre à une paire de bras secourables !
            Mais je suppose que nous parlons du devoir que nous avons de ne pas nous décharger de la responsabilité de nous-mêmes sur autrui. Et puis je pense à ce qu’Etty et toi dites sur le monde du travail – c’est très intéressant parce que cela va à l’encontre de la première pensée qu’on peut avoir, qui nous dit que ne pas nous reposer sur autrui consiste d’abord à chercher à faire une carrière décente. Il nous semble souvent que nos succès professionnels sont ce dont nous pouvons être les plus fiers. Or Etty dit qu’il y a là une recherche de prestige social qui est (ou peut être) encore une forme d’allégeance à des valeurs étrangères…

          • 17 mai 2018

            Oui, c’est un peu subtil, comme dirait K. Le travail professionnel permet d’acquérir l’indépendance financière, qui est la forme première d’autonomie vis-à-vis de l’autre, dans un couple, ou vis-à-vis de ses parents. Mais s’y investir démesurément, en faire le sens de sa vie est une autre façon de décentrer ce qui devrait être centré, de compter sur l’autre pour se définir.

          • 17 mai 2018

            J’y réfléchissais sur mon vélo tout à l’heure : cette intuition d’Etty Hillesum me plaît car elle permet d’universaliser ce qu’on dit parfois de l’attachement et de la dépendance. Le détachement, moi, ne le pose aucun problème quand il s’agit de ma profession ou de beacoup de choses. Mais il me reste dans la gorge s’agissant de mes affections et des êtres que j’aime. Mais pour d’autres personnes, c’est autre chose. Ils sont peut être très détachés en matière d’amour mais totalement dépendant de leur travail, de leur corps, de ce qu’ils estiment être leur rôle ou même d’une sorte de conception idolâtre de la spiritualité ou de Dieu. Peut-être avons nous tous une sorte de talon d’Achille, comme auraient dit tes chers Grecs, qui est peut-être moins une faiblesse qu’un rappel de notre finitude et une invitation à l’humilité.

            …Je pense que je reparlerai bientôt de cela. Il y a à en dire, chère Frog.

        • 16 mai 2018
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          Et sur ton premier commentaire, tu as raison de souligner que, quoi qu’on dise, c’est toujours par l’autre (ou l’Autre) qu’on se construit. Et tant mieux.

  2. Mon commentaire va se rapprocher sans doute de celui de Frog. Mais je trouve qu’il est important de compter aussi sur l’aide de ceux qu’on aime, de se savoir interdépendants les uns des autres. Sinon, ça fait un peu “chacun pour soi et Dieu pour tous” (une assez vilaine devise).

    • 16 mai 2018
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      Je crois que la nuance est dans le sens de la relation. Etty Hillesum se donnera complètement aux autres. Complètement. Elle ne prêche donc en aucun cas pour quelque sorte d’égoïsme que ce soit. Mais elle considère que pour donner, il faut ne pas dépendre des autres.

      Mutatis mutandis, cela me rappelle ce que dit Simone Weil parlant des droits et des devoirs. On peut penser avoir des droits mais la seule chose qu’on puisse s’imposer à soi, ce sont les devoirs. Parce que nos droits ne sont que la conséquence des devoirs que les autres se donnent.

      • Je vois ce que vous voulez dire … Il faut être exigeant avec soi-même …

    • 16 mai 2018
      Reply

      Dit autrement : il est bon de recevoir de l’aide de ceux qu’on aime. Mais la seule chose que je puisse faire parce que j’en ai le contrôle, c’est donner de l’aide à ceux que j’aime. Dans ce sens là. Le reste viendra par surplus, je l’espère mais ne peux pas fonder ma vie sur cette espérance.

  3. […] hier à la remarque d’Etty Hillesum qui écrit que nous avons souvent tendance à chercher en dehors de nous les certitudes et le sens […]

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