Humour et attention


 

S’il y a bien une chose sur laquelle Etty Hillesum et Simone Weil se distinguent radicalement, c’est l’humour.

Il n’y a jamais aucun humour chez Simone Weil qui, entière, ne prend jamais aucune distance avec ce qu’elle dit et fait. Alors qu’au fond même de ses réflexions les plus philosophiques et les plus mystiques, il arrive à Etty Hillesum de se détacher d’elle-même pour reconnaître que là, décidément, elle en fait trop ou se laisse abuser par les mots.

Simone Weil, jamais ne prend de recul par rapport à ce qu’elle fait, avançant sur son chemin sans jamais tourner la tête alors que, de temps à autre, Etty Hillesum jette un coup d’oeil sur ce qui l’environne.

Je me demande si cette différence ne tient pas en partie à la façon dont chacune vit et conçoit l’attention. Etty Hillesum attache une grande importance au fait d’être pleinement dans ce qu’on fait, avec ceux avec lesquels on est ; elle le dit, et l’écrit dans son journal, le 27 juillet 1942 :

“J’ai appris une chose importante aujourd’hui : là où le sort vous a placé, il faut être présent de tout son cœur. Quand on a le cœur ailleurs, on n’apporte pas suffisamment au groupe où l’on se retrouve par hasard et ce groupe en est appauvri. Qu’il s’agisse de jeunes femmes arrivistes dans un bureau ou de Dieu sait quoi encore, on doit tout de même être totalement présent là où on est et dès lors, on découvrira aussi quelque chose chez les autres.”.

 

Elle le dit et l’écrit ; et certainement l’a-t-elle mis en oeuvre avant : c’est en partie de cette attention totale portée aux autres qu’elle retire sa capacité d’amour ; mais c’est seulement alors que cela vient à sa conscience. Alors que l’attention est au cœur de la pensée et de la pratique de Simone Weil. Pour Simone Weil, l’attention, l’attention véritable, est une sorte de prière, et cela, elle le sait de la façon la plus intime depuis au moins ce devoir d’hypokhâgne rendu à Alain où, parlant du conte Les six cygnes, des Frères Grimm, elle disait les vertus du silence :

“Les anémones ici ne représentent pas, comme on pourrait croire, l’innocence en face de la soie des chemises enchantées ; quoique sans doute celui qui s’occupe six ans de coudre des anémones blanches n’est distrait par rien ; ce sont des fleurs parfaitement pures ; mais surtout les anémones sont presque impossibles à coudre en chemise, et cette difficulté empêche aucune autre action d’altérer la pureté de ce silence de six ans. La seule force en ce monde est la pureté ; tout ce qui est sans mélange est un morceau de vérité. Jamais des étoffes chatoyantes n’ont valu un beau diamant. Les fortes architectures sont de belle pierre pure, de beau bois pur, sans artifice. Quand l’on ne ferait, comme méditation, que suivre pendant une minute l’aiguille des secondes sur le cadran d’une montre, ayant pour objet l’aiguille et rien d’autre, on n’aurait pas perdu son temps. La seule force et la seule vertu est de se retenir d’agir.”

Peut-être  – sans doute au bout du compte – ne peut-on pas être à la fois totalement à une tâche – ce qu’exige l’attention – et dans le même temps s’ouvrir  (ou se laisser aller ?) à cette sorte de distanciation qu’est l’humour.


 

En introduction et conclusion musicales, Ending to begin, de Didier Lockwood.

Aldor Écrit par :

4 Comments

  1. 14 septembre 2018
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    “Peut-être – sans doute au bout du compte – ne peut-on pas être à la fois totalement à une tâche – ce qu’exige l’attention – et dans le même temps s’ouvrir (ou se laisser aller ?) à cette sorte de distanciation qu’est l’humour” : hum:) Je ne pense pas être la seule parmi nous à être capable de mener ce double mouvement en même temps. En revanche, tu as raison cela suscite bien des incompréhensions, l’humour étant souvent assimilé à de la dissipation. J’en ai d’ailleurs souvent payé le prix à l’école, auprès de professeurs qui en me voyant bavarder et rire (si, si ^^) pendant leurs cours essayaient de me piéger en me demandant ce qu’ils venaient de dire. Et étaient souvent étonnés que je puisse leur restituer ce qu’ils venaient de dire mot pour mot 😉

    • 14 septembre 2018
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      Peut-être, Esther, cela dépend-il des gens. Je suis bien certain que tu y arrives et j’ai également le sentiment d’être capable de le faire. Mais j’en connais (et K., parmi elles) qui disent ne pas en être capables.

      Est-ce parce qu’on leur a rebattu les oreilles ou parce que leur esprit est ainsi fait ?

      Ou encore parce que ce que toi ou moi nommons attention est en fait une demi attention, un quart d’attention, largement suffisante pour la vie courant mais peut-être pas pour les vraies réflexions et méditations ?

      • 16 septembre 2018
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        Je pense qu’il y a un conditionnement auquel nous somme soumis très jeunes, oui. Et je pense aussi qu’il y a une composante neurologique également ; mais entachée de suspicion et encore pensée comme un “déficit” plutôt qu’une capacité. Le fonctionnement des cerveaux “multitâches” et l’attention multiple (et soutenue) échappe à beaucoup de gens, parce qu’encore peu connu et compris… Je sais en tous les cas que je peux faire deux choses à la fois -voire plus- en étant pleinement immergée et attentive à ce que je fais… et en même temps suffisamment à distance pour me regarder faire et être capable d’en rire ^^

        • 18 septembre 2018
          Reply

          Oui, Esther, il y a sûrement de l’éducation et du conditionnement mais aussi, au moins dans certains cas, des différences de facture : on n’est pas tous faits de la même façon. Peut-être. Sans doute. Probablement.

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