Réduire les hommes à l’état de choses

 


“La force – écrit Simone Weil dans son essai L’Iliade ou le poème de la force – c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne.”

La force transforme en chose ceux qui la subissent mais également ceux qui l’exercent : à la fin du combat, de la bataille, de la guerre, à l’issue de ce déferlement de violence et de haine, le vainqueur lui-même subit cet appel du mal et de la vengeance qui le conduit à vouloir frapper, tuer et meurtrir. Bien rares alors sont ceux qui savent ne pas s’y laisser glisser, qui savent y résister.

Ce que Simone Weil dit de la force, on pourrait sans doute le dire de bien des instincts, bien des passions, bien des désirs qui, au lieu de nous faire croître et prospérer, nous réduisent et nous rapetissent – nous désépaississent : nous étions des hommes, étirés de la terre aux étoiles, pleins de désirs et de dimensions multiples, et nous voici réduits à l’état de chose unidimensionnelle ne poursuivant plus qu’un objectif, devenu obsession. Et le monde lui-même, que nous avions connu si riche et si divers, si multiforme, se réduit désormais à l’objet de notre obsession, de notre désir, de notre addiction : nous sommes devenus comme ce marteau qui, devenu tout entier marteau, ne sait plus voir en le monde que des clous sur lesquels taper.

 

 

L’aliénation, cette réduction de notre être à quelque chose d’autre qui nous est imposé ou que nous nous sommes imposé nous-même, peut être un équivalent de la force : nous étions quelqu’un et nous voici devenu quelque chose d’autre, un outil qu’une autre volonté manipule et qui nous réduit à l’état de pantin.

Et pourtant.

Peut-être faut-il, pour affronter vraiment le monde et le connaître dans sa profondeur, son extension, sa beauté même peut-être, avoir vécu cela. Peut-être fallait-il qu’Ulysse combatte sous les murs de Troie et soit d’abord guerrier et sauvage pour devenir l’homme de l’Odyssée (homme qui, au demeurant, et malgré son périple, demeure sauvage ; il le montrera avec les prétendants de Pénélope). Peut-être faut-il, pour s’étendre au monde et l’embrasser entièrement, avoir un jour accepté de se réduire à une tâche, de n’être plus qu’elle.

C’est parfois ce que je me demande : n’y a-t-il pas, dans l’affrontement à la force, une force qui nous plie et nous écrase, dans ce laminage de l’esprit et de la volonté par la pression des passions, une dimension cathartique ?


En introduction et conclusion musicales, Le Xipe Totec, de Sapho, tiré de son disque “El Sol y la Luna”, dont dont le rythme envoûtant et barbare me semblait bien coller à mon propos.

La photo a été prise à la devanture d’une boutique de modèles réduits, miniatures et figurines, rue des Grands Augustins, à Paris.

Aldor Écrit par :

23 Comments

    • 4 octobre 2018
      Reply

      Tu commences à me connaître, Esther, c’est toujours la même chose : je cherche des explications à ce qui serait sinon inexplicable et tragique.

      • 4 octobre 2018
        Reply

        Tu souris à la vie, aussi. Parfois, cela résonne comme un encouragement 🙂

  1. 4 octobre 2018
    Reply

    C’est déjà une avancée de savoir que l’on est régi par des forces qui nous dépassent et ne pas se leurrer en croyant être totalement au contrôle. J’aime bien le Sisyphe dépeint par Sartre dans “Le mythe de Sisyphe”, où il dit “il faut imaginer Sisyphe heureux”. Nous serions conscients de l’absurdité de la vie, et continuerions par choix d’y participer et même d’y prendre du plaisir (allez soyons fous!). N’est-ce pas aussi un peu cela?

    • 4 octobre 2018
      Reply

      C’est vrai, Monaminga : il faut imaginer Sisyphe heureux et continuer même dans l’absurde.
      J’avais oublié cette belle idée de Camus.

      • 5 octobre 2018
        Reply

        Belle journée à vous dans ce monde merveilleusement absurde.

      • 5 octobre 2018
        Reply

        aïe, aïe, aïe, c’est vrai que c’est Camus et pas Sartre. J’avais l’existentialisme dans la tête en écrivant. Merci pour ce correctif subtil 😉

        • 5 octobre 2018
          Reply

          Subtil, subtil… Le qualificatif est gentil…

          • 5 octobre 2018

            C’est vrai, vous auriez pu dire “ok, mais la référence est incorrecte, c’est pas Sartre mais Camus”, ou encore “quand on cite une référence, on la vérifie”. Le résultat est le même mais la manière diffère, alors merci de m’avoir ménagée 🙂

          • 5 octobre 2018

            Quelle horreur ! Comment peut-on oser faire un commentaire aussi désagréable ?

          • 5 octobre 2018

            Haha, vous êtes bienveillant 🙂 c’est le genre de commentaire que l’on peut retrouver sur une copie d’élève.

          • 6 octobre 2018

            Ah oui, c’est vrai. Mais une relation de professeur à élève est un peu différente…

          • 7 octobre 2018

            Dommage, car beaucoup de dégâts en résultent.

  2. 5 octobre 2018
    Reply

    Ca me rappelle les longues phrases de Solal sur les babouineries et le culte de la force (au bout de la vingtième fois, je te jure que j’avais envie de me faire babouine à jamais). 🙂 J’ai tendance à entendre tout autre chose dans le mot force, quelque chose de positif, dont le courage (le vrai, sans trompette ni fanfare) est la manifestation.

    • 6 octobre 2018
      Reply

      Je lis et relis, Frog mais ne comprends pas bien ce que tu veux dire.

      Même si ma citation est exacte, je ne suis pas sûr d’avoir bien traduit ce que Simone Weil entend par “force”. Mais ça n’est ni la force dont tu parles, ni celle de Star Wars (qui ressemble un peu à la tienne), ni celle des babouineries d’Albert Cohen que tu n’aimes pas mais dont tu sais que je les aime bien. Sa fore à elle, c’est plutôt quelque chose de l’ordre du destin, qui écrase les hommes et les force à l’humilité vraie. Pas celle des chevaliers Jedi qui jouent les modestes dans leurs habits simples et dépouillés mais savent, au fond d’eux-même, qu’ils sont les maîtres du monde mais celle du dernier du dernier qui, ayant tout perdu et n’espérant plus rien, est enfin authentiquement libre de tout.

      • 6 octobre 2018
        Reply

        Tu sais, je pense n’avoir pas bien compris ce que tu expliques dans l’improvisation. Ce soir ma tête est très embrumée, je te relirai avec un esprit plus clair. Je crois que je suis perdue. Dans la citation, Simone Weil parle bien d’une violence qui anéantit, non ? Tu vas rire mais je n’avais même pas pensé aux chevaliers jedi ! 😅 En fait mon commentaire était complètement décalé et ne répondait en rien à ce que tu dis, je crois. Je vois la force comme liée à la liberté. Mais je ne crois pas qu’il y ait de liberté au bout de l’écrasement que tu évoques. Je n’y vois qu’une solitude infinie.

        • 6 octobre 2018
          Reply

          Je suis d’accord avec toi mais ne suis pas sûr que ce soit l’avis de Simone Weil, qui est fascinée par la douleur et l’écrasement.

          Quant au fait que tu ne m’ais pas compris, c’est moins ta fatigue que le flou de min propos qui est en cause, peut-être. J’errais et cherchais.

          • 6 octobre 2018

            Non je crois vraiment que c’est moi qui n’ai pas lu assez attentivement. 🙂

      • 6 octobre 2018
        Reply

        Pour Solal : je sais que tu aimes Cohen, et en fait moi aussi, il me fait l’aimer malgré moi, mais je ne pensais pas que tu étais forcément d’accord avec Solal. Je croyais, en lisant la citation, que SW critiquait la force comme il le fait, mais que toi tu prenais tes distances avec cette façon de voir.

        • 6 octobre 2018
          Reply

          Bon… laissons passer la nuit…

          😂

          • 6 octobre 2018

            😅

  3. 5 octobre 2018
    Reply

    J’oublie de dire que je suis d’accord avec ton analyse de l’aliénation et que je trouve cette improvisation très intéressante. Je n’ai aucunes manières, excuse-moi !

    • 6 octobre 2018
      Reply

      Frog ! Tu n’as rien à te faire excuser.

      Quant à l’improvisation, ça a pas mal tourné, en parlant dabord puis en écrivant ensuite. Je ne savais pas, au début, que j’arriverais à cela.

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