Les oeufs, le droit et la morale



Il est autorisé et légal de faire des choses que la morale réprouve : on peut aller dans un magasin et acheter des œufs qui résultent de tortures infligées durant des mois à des animaux vivants ; on peut acheter des manteaux de fourrure ; on peut acheter des tennis fabriquées, à l’autre bout du monde, par des enfants traités comme des esclaves. Tout cela est légal et autorisé par la loi. Et il pourrait être plus simple – c’est l’objet de la conversation que nous avions hier avec Olivier – il pourrait être plus simple d’interdire cela et de faire en sorte que le droit colle à la morale ; nous n’aurions plus de questions à nous poser.

Telle est, on s’en souvient peut-être, la position du Grand Inquisiteur, dans la parabole du même nom que conte Dostoïevski dans Les frères Karamazov : si le droit collait à la morale, si nous ne pouvions pas faire ce qui est mal, notre vie serait plus facile et nos épaules allégées du fardeau de la liberté ! Mais ce n’est pas ainsi et c’est tant mieux : entre la morale et le droit s’étend un grand espace au sein duquel se déploie notre liberté : nous pouvons, dans les limites de ce qui est permis par la loi, agir bien ou mal (l’exemple des oeufs est d’ailleurs ici mal choisi car il faut bien vivre et notre système économique est fait ainsi qu’il rend plus abordables les nourritures et les biens dont la production est la plus immorale ou cause les plus grands dégâts).

Il y a quelque chose d’identique avec les entreprises et l’économie – c’est de cette question que nous étions partis dans notre discussion d’hier : peut-être y eut-il un temps où les entreprises s’incarnaient dans un homme, où elles étaient l’affaire d’un homme et où elles se sentaient donc incitées à agir bien. L’image de l’entreprise rejaillissait sur celle de l’homme. Mais la création des sociétés anonymes – qui a donné tant de puissance aux entreprises – a brisé ce lien et cette incitation. Désormais, les hommes peuvent considérer que suivre la morale est affaire individuelle, et que les entreprises doivent quant à elles suivre leur propre génie, leur propre chemin, qui est celui de la maximisation de l’efficacité et du profit.

Ainsi de la vente au prix de marché. Faut-il vendre au prix du marché quand les coûts de production sont plus faibles ? S’il s’agit de compenser une période durant laquelle on a vendu à perte, bien sûr, mais sinon ?L’honnêteté et la morale ne demandent-elles pas qu’on vende à un prix qui reflète essentiellement les coûts ? L’économiste dira non parce qu’il considère que l’efficacité doit être encouragée et qu’elle l’est par le profit. Mais le moraliste ?

En créant des entreprises déliées des hommes, nous avons multiplié leur efficacité mais avons permis aussi qu’elles se conduisent en ne tenant plus aucun compte du bien collectif. Nous avons scindé une réalité unique en éléments dispersés qui ne se sentent plus d’obligation les uns envers les autres : les hommes d’un côté, la dure loi du marché de l’autre, celui-ci ne poursuivant plus forcément le bien des premiers. De la même façon, c’est en oubliant que les vaches sont des êtres vivants que nous avons créé ces machines à produire du lait que sont les vaches laitières des grandes exploitations. D’un côté, l’animal que nous aimons et respectons ; de l’autre, cette chose que nous maltraitons et qui n’est différente de la première que parce que nous avons artificiellement opéré une distinction là où il n’y en avait pas, faussant ainsi notre perspective.

Il faut réconcilier les choses et nous responsabiliser nous-mêmes. Il y a ce qui relève de l’économie, ce qui relève du droit, ce qui relève des disciplines que nous avons forgées, et ce qui relève de nous-mêmes, de l’homme. Le droit et l’économie posent des règles et des bornes. Mais pour eux, pour eux seuls ; non pour nous. Ce n’est ni à l’économie ni au droit, ni à tout ce que nous avons inventé pour encadrer et faciliter nos actions collectives de dire ce que nous devons faire en tant qu’hommes. C’est à nous-même de le faire. A nous-mêmes et à notre conscience. Si on le peut, bien sûr.

Aldor Écrit par :

8 Comments

  1. 18 décembre 2018
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    Belle idée que celle de confronter morale et économie. Je lui souhaite un grand succès. Merci, Aldor.

    • 19 décembre 2018
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      Je te sens un peu dubitatif, Gilles. Mais merci : oui, ça vaut la peine de s’y essayer.

  2. 18 décembre 2018
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    Voilà des mots qui questionnent ! Le mouvement vegan est né de ces considérations…

    • 19 décembre 2018
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      C’est certain, Catherine. Vegan ou pas, d’ailleurs. Quant à moi, ça n’est pas le fait en soi de manger des animaux qui me choque ; c’est la façon de les élever sans respect. Mais je conçois parfaitement (et fais plus que concevoir, en fait) que cela puisse conduire au véganisme, à tout le moins au végétarisme.

      • 20 décembre 2018
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        Je partage ta façon de penser. Bel après-midi.

  3. 23 décembre 2018
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    Pour ma part je suis effrayée de constater combien ces sociétés ce sont déshumanisées, démoralisées. Et j’ai vu également que cette question ne semble pas encore concerner tout le monde … Dans les interviews données à certains gilets jaunes ils rapportaient que l’écologie ne les concernaient pas, qu’avant tout ils avaient besoin de pouvoir d’achat. Ce que je peux comprendre ! Mais tu as raison, il y va de la responsabilité de chacun, de notre morale personnelle, de changer d’attitude et de façon de consommer.

    • 26 décembre 2018
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      Bonjour Catherine,

      Quand nos choix sont contraints, il faut parfois se donner des priorités (même s’il peut arriver et est probablement courant que celles-ci soient un peu manipulées par la publicité qui suscite de faux besoins). Je pense donc que tout n’est pas ridicule dans le mouvement des gilets jaunes, loin de là – même si l’on y trouve des idées et comportements insupportables.

      Et oui, c’est à chacun d’agir comme il le peut, en faisant des choix conscients et engagés. Il ne faut pas attendre que l’État lance le mouvement.

      L’idée de départ était une conversation avec un collègue. Ça n’est pas forcément à la loi d’être morale. Mais il est clair qu’elle ne peut pas non plus aller contre. La difficulté est de faire tout avancer ensemble : légiférer sur le bien être des animaux, oui. Mais si on laisse en même temps des hommes être traités comme des choses, ça ne peut pas aller…

  4. 29 décembre 2018
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    Je me suis peut être mal exprimée. Je ne pense pas que ce mouvement des gilets jaunes soit ridicule, loin de là. Quand on n’a que 800€ pour vivre, on pense avant tout à l’indispensable , à sa survie, et non à l’écologie. Il est important que chacun se responsabilise avec ses moyens, en effet, en gardant toujours à l’esprit que l’humain doit être la priorité.

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