
Beaucoup d’animaux, notamment parmi les primates, manifestent leur fécondité ou leur disponibilité sexuelle par des signes physiques très visibles, notamment des muqueuses gonflées et rougies. Ce n’est pas le cas chez les êtres humains, chez qui la disponibilité sexuelle est continue, et dont le corps est assez largement caché par les vêtements.
Nous avons en revanche (en compensation ?) le maquillage, notamment le rouge à lèvres, dont la couleur et l’utilisation sur la bouche rappellent fortement (quoique métonymiquement) les manifestations de l’œstrus chez certains des autres grands singes.
Mais une fois ce constat fait (et comment ne pas le faire ?), les cartes se brouillent. D’abord parce que, comme nous le savons tous, la disponibilité sexuelle étant continue chez les êtres humains, elle n’a pas besoin d’être signalée ; ensuite parce que le rouge à lèvres fait partie d’une très longue liste de signes, produits, substances, comportements, qui vont de tous les maquillages aux parfums, coiffures, bijoux, habillements, tons de voix, façons de marcher, parler, rire, ouvrir et fermer les yeux qui dressent un tableau multidimensionnel et quasi infini des déclinaisons de la séduction ; ensuite encore parce que notre rapport aux choses et d’abord à nos semblables est tellement riche, multicouche et alambiqué qu’une absence ou un refus, notamment proclamé, de ces signes peut très bien (mais pas forcément) signifier leur expression au carré ; enfin et surtout parce que ces signes, para-signes et antisignes de séduction ont été tellement socialisés qu’ils ont souvent tout perdu de leur première signification sexuelle, même si parfois (et en même temps, c’est là qu’est l’amusant !) ils la gardent indiscutablement, ce qui peut soulever des malentendus et des incompréhensions à n’en plus finir.
Nous vivons plongés dans un océan de signes dont le décryptage exige des trésors de finesse. Et nous aimons profondément, je crois, cultiver l’ambiguïté, laisser planer le doute sur le sens qu’il convient de donner à tel ou tel de nos comportements, propos, parures. Brouiller les pistes en multipliant les signaux contradictoires et en ne nous comportant pas, ou pas exactement, comme on attendrait que nous le fassions est l’équivalent de la parade nuptiale d’autres animaux, une danse équivoque dont les mouvements produisent un immense plaisir et qui devient, dans le jeu de balancement, d’inversion continuelle du sens qui caractérise les choses les plus essentielles, le signe même de la séduction – comme il peut ne rien signifier du tout.
Nous testons. Nous testons la capacité de notre interlocuteur ou interlocutrice à saisir, par une sorte d’intuition magique, la signification réelle des messages brouillés que nous lui envoyons, sa capacité à nous sentir, à nous sentir au sens finalement le plus charnel et physique qui soit.
Et il aura fallu ce long détour par le khôl, la cravate, l’écharpe, les chaussettes et les boutons de manchette ; le chapeau et la bretelle du soutien-gorge, la barbe de trois jours et la senteur de l’eau de toilette ; il aura fallu ce long détour, ce long labyrinthage rempli de culs de sac et de voies de garage pour qu’enfin, au-delà et en dépit de tout le reste, qui ne sert finalement qu’à cela, on arrive à se comprendre, à se saisir, à connaître la personne que ce rouge à lèvres signalait, cachait ou ne signifiait rien.
En illustration, une capture d’un clip publicitaire pour je-ne-sais plus quelle marque de rouge à lèvres.
En illustration musicale, derrière ma lecture, la chanson Tes lèvres du chanteur Nichols.
En savoir plus sur Improvisations
Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Soyez le premier à commenter