
Peut-être est-ce parce que nos yeux sont tournés vers l’avant, qu’ils regardent ce vers quoi nous allons ; ou peut-être parce qu’ils savent s’orienter, ce qui donne à notre regard une précision particulière. Toujours est-il que la vue est devenue, chez nous et peut-être chez tous les grands singes, le sens dominant, celui à partir duquel et pour lequel tout se conçoit et se construit. Et par une sorte d’effet métonymique, de contagion, il est devenu le sens maître de la raison, des choses claires, distinctes, sûres et scientifiques, abandonnant aux autres sens la plus grande partie (pas la totalité, néanmoins) du domaine vaste et mystérieux des émotions.
Il y a les voyages lointains où nous entraînent le goût d’une madeleine, l’odeur du pétrichor, la senteur d’un parfum ; il y a les sourires et les larmes qui naissent du souvenir tactile qu’ont nos mains, nos doigts, nos lèvres, des cheveux, des visages, des mains, des doigts, des lèvres, des corps de qui l’on aime ; il y a la mémoire des chants, des bruissements, des halètements, des murmures qui suffisent à recréer tout un monde disparu ou absent ; il y a cette immensité, cette force, surtout, des émotions provoquées par une mélodie, un accord de piano, le grelot d’un rire, le timbre d’une voix. Il y a cet univers émotionnel dont nous sentons la profondeur mais dont les voyants ne connaissent probablement qu’une petite partie, cet univers que Jacques Lusseyran décrit dans son livre Et la lumière fut.
La vue, comme la dextérité peut-être, est rationnelle et méthodique : elle classe, organise, analyse et compare ; les autres sens, brouillons et brumeux, vibrent en nous par resonance, par harmonie, comme le ferait un diapason planté dans notre cœur.
Les yeux peuvent admirer la beauté des choses, s’embuer de nostalgie à la vue d’une image ou d’un film, être le canal du désir. Mais même dans ces cas, la complétude exige d’autres sens : ouïe, goût, audition, odorat, toucher ou proprioception, comme Claude, l’autre jour, qui, devant une gravure, en suivait le contour de la main pour mieux comprendre, pour percevoir le geste du burin. Peut-être, à ce moment-là, fermait-elle les yeux ; c’est ainsi que je l’imagine.
On a souvent besoin, pour mieux sentir et ressentir, pour laisser fructifier en nous la fleur de l’émotion, pour laisser ouvertes les vannes des pleurs et des ris ; on a souvent besoin de fermer nos lucarnes ou de les laisser divaguer dans l’informe et le flou (heureux les myopes !) pour n’être attentifs qu’au reste, pour épouser plutôt animalement, prendre la forme et le rythme de cette force qui, au delà de toute raison, monte et fleurit en nous venant des autres sens.
Derrière ma lecture, en illustration musicale, Elsa, de Louis Aragon, chanté par Léo Ferré, parce que, malgré les premiers mots, ce sont les autres sens que cette chanson met en avant.
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