Plaisir volé

Boule de pâte

Un petit énervement contre moi-même, mâtiné de regret, hier soir, tandis que je pétrissais la pâte à tarte que je venais de faire. De l’énervement et du regret à l’idée de tout le plaisir que j’avais perdu, pendant des dizaines d’années, en achetant de la pâte à tarte vendue dans le commerce au lieu de la faire moi-même, de la pétrir moi-même avec de la farine, de l’huile, du sel et de l’eau, et d’éprouver ainsi, sous mes doigts et ma paume, le contact soyeux de la farine formant peu à peu pâte et celui, souple, plastique, élastique, érotique, de la pâte devenant chair.

Ils m’ont bien eu, me disais-je, ces vendeurs de pâte préfabriquée, à me convaincre qu’à utiliser leur produit je gagnerais du temps, alors que ce temps gagné était justement celui qu’il aurait fallu ralentir, allonger, arrêter, le temps béni des mains dans la farine.

C’est toujours un marché de dupes avec ces histoires de temps gagné : on nous fait miroiter un gain de temps qui nous permettra d’accroître celui dont on dispose pour nous et ceux qu’on aime ; et l’on se rend compte que ce temps prétendument gagné est gaspillé devant sa télévision ou son téléphone tandis qu’est irrémédiablement perdu le temps en fait bien agréable qu’on employait à faire les courses, la cuisine, les tâches ménagères ou le bricolage. On a seulement remplacé un travail domestique dont on tirait fierté par de la consommation de masse, une consommation qui laisse un goût amer de temps perdu.

C’est le même processus qu’avec la vitesse : on nous présente (mais nous tombons si facilement dans le panneau que nous sommes certainement plus consentantes que victimes), on nous présente la vitesse comme le moyen d’avoir plus de temps pour faire des choses intéressantes ; nous approuvons ce discours qui nous paraît si juste, si pertinent, si frappé au coin du bon sens ; hochons la tête à l’énoncé de cette apparente évidence ; et oublions que, très souvent, le temps gagné sur le déplacement est le sel même du voyage, sa substance la plus subtile et la plus irremplaçable ; qu’il y a, dans le trajet, dans la longueur, la durée, les affres et la fatigue du trajet, un espace, une ouverture, une attente sans lesquelles le voyage perd ses couleurs les plus vives, se désincarne et s’effiloche.

J’en viens à me dire qu’il y a probablement, dans toute tentative pour gagner du temps, dans tout effort produit à cette seule fin, quelque chose d’intrinsèquement faux et peut-être même mensonger, car passant systématiquement sous silence le deuxième terme de l’échange : or il y a toujours, dans le gain de temps (dans ce qui ne vise que le gain de temps), une contrepartie, quelque chose de perdu, un essentiel, parfois, qui disparaît.


Merci à Mylène qui m’a enfin convaincu de faire ma pâte au lieu de l’acheter.

Aldor Écrit par :

Un commentaire

  1. Est-ce que c’est vraiment le temps qu’on perd ? Peut-on vraiment gagner du temps ? En effet, le temps doit cacher quelque chose qu’il est plus difficile de nommer.
    Merci et une belle journée à toi, Aldor.

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