Nous avions pensé pouvoir échapper à la frénésie et à la compulsion, nous avions espéré ne plus vouloir tout voir, tout toucher, tout visiter, tout manger ; mais à peine sommes-nous sortis du jeûne qui nous avait été imposé que, sans période de viduité, notre appétit d’ogre est revenu, accru encore des frustrations accumulées pendant ces quelques mois de carême.
Catégorie : Choses de la vie
Je me demande pourquoi beaucoup, dans la rue, qui n’ont pourtant pas de blessure saignante, montrent ce visage soucieux ou renfrogné. Ne savent-elles pas capter le plaisir infini des choses les plus simples ou craignent-ils seulement d’être considérés comme superficiels, égoïstes ou inconscients parce qu’ils ne pleurent pas, à chaque instant, sur l’immensité des malheurs du monde ?
Tout cela pour dire que, dans le malheur de ces temps de cupidité, de pillage, de violence à l’égard de tous les êtres, humains ou non, qu’on massacre, qu’on opprime, qu’on empêche de vivre dignement, suivre des yeux, serait-ce pour des raisons qui ne sont pas sublimes, une paire de bottines qui avance dans la rue, peut suffire à s’extasier sur la magie du monde et de la vie.
C’est étrange, comme nous aimons les choses (et peut-être les êtres) de façon limitée et temporaire, jamais de façon absolue et pérenne, sauf celles qui nous échappent. Vient toujours un moment où, à l’envie, au plaisir, au désir, succède l’ennui, la lassitude, quand ça n’est pas une sorte de dégoût.
L’autre jour, dans une librairie de Saint-Germain-des-Prés, entre un important, qui marque la haute opinion qu’il a de lui-même à sa façon de parler fort, pour que chacun l’entende, puisse lui rendre hommage et montrer déférence.
La mode est une chose fascinante. Je suis admiratif de tous les talents, tous les efforts, toutes les minuties réunies pour magnifier le corps humain, notamment celui des femmes, et pour le dresser dans des tissus, des plis, des formes et des couleurs qui le rendent suprêmement élégant, lui donnant la grâce, et d’une certaine façon le naturel, que la nature ne nous a pas donnés.
Nous aimons la transparence mais en même temps les replis, ce qui rend les êtres retors, voire un peu pervers : les assassins au grand coeur, les nonnes licencieuses, les bourreaux amateurs de musique, les concierges spécialistes de littérature – tout ce qui permet de donner épaisseur et suprise à l’image simple que nous nous faisons des êtres.
Aucune des deux démarches : celle qui ne s’attache qu’aux similarités et celle qui ne voit que les différences, ne suffit à rendre compte du simul et singulis dont l’humanité, comme le vivant en général, est fait.
On peut évidemment se tromper ; il faut évidemment pouvoir se tromper : si la chose était sûre, ce ne serait plus foi mais connaissance, et la magie du saut dans le vide disparaîtrait. C’est de l’incertitude que le geste tire sa beauté et donc sa force.
Accepter ce qu’on ne comprend pas, comme le fait aussi Alceste de son amour pour Célimène, c’est toujours périlleux, comme un saut dans le vide. Mais il y a sûrement une part de magie et d’incompréhensible à accepter pour ne pas passer à côté du monde et de la vie. Le scepticisme, “cette carie de l’intelligence” comme disait Victor Hugo, ne peut être notre seul maître. Il est vain et ne conduit nulle part.