La malédiction de Cassandre


Cassandre, la fille de Priam, a reçu le don de connaître l’avenir. Mais Apollon, à qui elle s’est refusée, lui a jeté un sort : on ne croira pas ses prédictions. C’est ce qu’on appelle parfois la malédiction de Cassandre. Mais il y a une autre malédiction, à laquelle je suis plus sensible, et qu’on voit se développer dans les époques qui, comme la nôtre, sont emplies de catastrophisme et de millénarisme : si les Cassandre et les oiseaux de mauvais augure sont souvent peu aimés, c’est qu’on décèle en eux ce biais psychologique terrible qui fait qu’au bonheur de l’humanité et du monde, ils préfèrent avoir raison, ce qui les pousse, consciemment ou inconsciemment, à désirer que se réalisent les malheurs qu’ils annoncent car ils pourront ainsi dire : « Je vous l’avais bien dit.« .

Ce biais psychologique, qui fait préférer l’ego au bien, n’est pas toujours présent – il n’existe pas chez Cassandre – mais il est souvent là et est une des manifestations de l’orgueil ou du mal  – ou plutôt de l’absence d’amour : vouloir avoir raison coûte que coûte.

On se méfie également des Cassandre et des oiseaux de mauvais augure pour des raisons plus générales, d’ordre sociologique : c’est que la prédiction, la parole, la prophétie est en partie auto-génératrice ; qui prédit un malheur peut, de ce seul fait, provoquer sa réalisation. Si je clame ainsi demain sur toutes les ondes que le carburant va manquer, il est possible qu’on se précipite dans les stations services et que le carburant, du coup, vienne effectivement à manquer. Le devin, ce faisant, ne devine pas l’avenir, il le crée ; et sa prédiction est en partie imprécation.

Il y a enfin quelque chose qui peut paraître relever de la pensée magique mais qui est simple sensibilité à la nature des choses, simple prise de conscience de l’unité profonde de la création et de l’interaction entre les êtres : le monde est ce que nous en faisons, il est tel que nous le voyons, tel aussi que nous le disons. Le malheur que j’annonce prend, de ce fait, une réalité, une densité qu’il n’avait pas jusqu’alors, il devient plus substantiel ; les mots ne sont pas que des paroles, ils sont des faits et eux aussi façonnent le monde et le colorent. Dire un malheur, c’est en partie le préparer, comme le bon Émile Coué avait bien raison de remarquer que dire qu’on allait bien était façon de se soigner. Et c’est pourquoi, ici encore (comme dans le récit de la Chute), entre la prédiction et l’imprécation, il y a parfois si peu de différence, comme entre la prédiction et le mauvais œil, les devins et les sorcières.

Alors, bien sûr !, alerter est parfois indispensable et nécessaire. Mais il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de le faire, et veiller à ne jamais céder à la tentation  d’avoir à tout prix raison.

Il faut alerter mais n’en tirer aucun profit, de quelque sorte, même symbolique, que ce soit.

 

 


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10 Comments

  1. 30 octobre 2019
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    D’un autre côté, ce serait dommage, ou dommageable, de ne pas voir, tel l’autruche. L’augmentation du niveau des océans, des températures moyennes, du taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, de la consommation énergétique, de la population urbaine, de la population tout court, du taux de cancer … et la baisse de la production d’énergie fossile (hors fracturation), de la biodiversité, de la vie sauvage … se voient. On peut imaginer que la pente des courbes, soudain, s’inverse. Néanmoins, j’ai de grands doutes. Comme les effets secondaires de ces dévolutions me sont inconnues et imprévisibles, je coche la case « inquiétude ».
    Belle journée, Aldor.

    • 30 octobre 2019
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      Mais bien sûr, Gilles. La situation est inquiétante et il faut absolument s’inquiéter et changer, et vite. Heureusement que Greta Thunberg est là.

      Mon propos etait simplement le mécanisme psychologique perverti qu’on décèle parfois sous certains discours – pas tous, et qu’il m’arrive parfois de sentir chez chez moi, cette sorte de politique du pire qui fait dire hyprocritement quelque chose comme « je vous ne le souhaite pas mais… »

  2. 30 octobre 2019
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    Pour chaque alerte que l’on ferait, proposer une «bénédiction» de guérison possible, quitte à avoir tort , serait pour moi une belle possibilité de prédire un monde meilleur . Merci de vos pensées en partage

    • 30 octobre 2019
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      Oui, quelque chose comme ça, qui ferait que nous ne nous sentions pas lié ou justifié par le pire.

  3. 30 octobre 2019
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    Peut-être balancer simplement en un fragile équilibre, entre le catastrophisme et l’optimisme béat…
    J’appellerai cela la lucidité. Mais dans la vie quotidienne, j’ai beaucoup rencontré d’oiseaux de mauvais augure, qui se font un malin plaisir d’annoncer que cela ne va pas marcher, ou qu’on se plante. Quel que soit le projet… Juste pour pouvoir dire : je l’avais annoncé.
    C’est sans doute cette perversion que tu soulignes ici. Et je suis d’accord, c’est pénible, les gens comme ça…
    •.¸¸.•`•.¸¸☆

  4. 31 octobre 2019
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    Le pire et le meilleur coexistent en ce monde, c’est sur. Je connais un type comme ça qui dit toujours que le pire va arriver, rien ne sert de discuter, il a toujours raison … C’est épuisant ! C’est une sorte de spirale, ou les mauvaises pensées finissent par se realiser. Heureusement le contraire existe aussi !

  5. […] dont il avait inlassablement prédit l’échec, soit réussie ; c’est que, victime du syndrome de Cassandre, il ait passé le temps de la fête à chercher ce qui n’y allait pas et à désirer, […]

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