Qui poursuit un objectif voit cet objectif mais distingue plus mal ce qui l’entoure, qui plonge dans une sorte de flou, de bokeh. Cela vaut pour les objectifs ou les destinations qu’on se fixe dans l’espace, mais aussi pour les buts et les attentes qu’on se donne dans le temps, dans la vie et dans nos intentions : dès lors qu’on se projette sur une ambition, un lieu, une date, une personne, un projet, un objet, quel qu’il soit, notre attention se polarise, se focalise, et tout ce qui est en dehors de la cible perd en netteté. On voit aussi cela dans les films de science-fiction quand, tombant dans l’hyperespace, toutes les étoiles se changent en rayons concentriques, sauf celle du centre, vers laquelle notre vaisseau se dirige, et qui est la seule demeurant étoile au milieu d’un tunnel de lumière.
À l’examen, on voit que la focalisation n’améliore pas la qualité intrinsèque ou la précision du centre de l’image. Mais le flou jeté sur les alentours fait ressortir la cible, et agit comme des œillères : nous ne voyons plus que cela, qui accapare notre attention.
Comme on en a tous fait l’expérience et comme cela est bien exposé par Simone Weil dans Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’Amour de Dieu, cette focalisation de l’attention n’est pas la plus efficace : pour percer une énigme, saisir un sens, comprendre quelque chose qui nous échappe, il vaut beaucoup mieux que l’attention soit légère, décalée, décentrée : c’est quand on ne cherche pas qu’on trouve.
Mais il n’y a pas que cela. Le flou de la bokeh, de la focalisation, de l’obsession, le flou aussi de la vitesse qui lui ressemble, fait disparaître les alentours, les à-côtés, et tout ce qui s’écarte de la route droite. Finie la promenade, finis les chemins buissonniers, finie la découverte. On n’est pas là pour admirer les jolies fleurs, comme on me l’expliquait l’autre jour ; on est là pour gravir la montagne.
C’est ainsi que les fleurs disparaissent, et avec elles l’épaisseur du monde qui se réduit au plan unique de la carte si ce n’est à la seule ligne du chemin. Au vrai monde de la réalité, multidimensionnel, riche, magique et incompréhensible, se substitue une projection utilitariste et réductrice, une carte appauvrie, rassurante mais infiniment fausse.
PS 1 : Dans la photo en en tête d’article, le bokeh met en valeur la fleur, et c’est le reste qui s’évanouit : une ruelle suivant les remparts médiévaux a Autun.
PS 2 : songeant à mes promenades, je me dis que bien souvent : à Reims ou à Autun, par exemple, j’y poursuis un but. Mais avoir un but ou une destination n’est pas mauvais en soi ; c’est même ce qui peut éviter le syndrome de l’âne de Buridan qui, ne sachant où aller, finit par mourir sur place. Ce qui appauvrit le monde, l’aplatit et en détruit la réalité magique, c’est de ne voir que cette destination.
C’est en quelque sorte un hommage ou un plaidoyer pour l’épaisseur du monde…Merci pour votre texte et vos réflexions.
JD
Oui, l’épaisseur et la viscosité du monde ont bien des inconvénients mais le rendent merveilleux et plein de possibles.
[…] probablement légitime – favorise naturellement la polarisation du territoire et l’effet de bokeh : on traverse le pays comme dans un tunnel et tout ce qui n’est pas à proximité immédiate des […]
[…] PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh. […]
[…] hors du monde les parcelles ou les grands pans de réalité ne collant pas à notre théorie, àla vision simplificatrice que nous avons des choses, à l’image idolâtre que nous en avons bâtie et qui n’est […]