Sortir de sa boîte d’ivoire

 


Une ministre, ancienne élève de l’École Polytechnique, ayant récemment déclaré qu’il fallait réfléchir à un scénario dans lequel l’électricité serait entièrement produite à partir d’énergies renouvelables (EnR), un expert reconnu, et brillant, des questions énergétiques s’est fendu d’un post gentiment moqueur dans lequel il disait quelque chose comme : “Aha !, quand les ingénieurs deviennent ministres, ils perdent toute leur science et tout leur savoir.”

Cette réflexion – qui, en l’occurrence, n’avait rien de méchant – participe néanmoins de l’impression de morgue et d’incapacité à sortir de leur boîte que donnent souvent, peut-être malgré eux, les experts et les sachants. Parce qu’elle paraît dénier toute légitimité aux efforts faits pour penser les choses autrement qu’ils ne le font.

Est-il possible d’avoir une production d’électricité entièrement fondée sur des EnR ? Je n’en sais rien. Mais prétendre, du haut de son savoir, qu’il serait absurde d’examiner un tel scénario, et en rejeter le principe d’un revers de la main comme si cela sortait du sens commun, est un comportement qui est de moins en moins accepté, que ce soit dans le domaine de l’économie, de la politique ou même de la science. Nous sommes entrés dans une période de mise en doute de la parole des experts, et outre qu’il y a certaines raisons à cela, ça n’est pas forcément plus mal.

Faut-il rappeler la liste des scandales sanitaires, financiers, médicaux, économiques, politiques ou éthiques dont le scepticisme actuel est l’enfant ? Dans les trente dernières années, à peu tout ce dont on nous avait dit que ça n’arriverait jamais est en fait arrivé.

Le problème de beaucoup d’experts est qu’ils ne se rendent pas compte ou ont oublié qu’ils raisonnent et réfléchissent dans un cadre conceptuel qui a de  nombreuses qualités mais qui est seulement un cadre conceptuel. Et que ce qui est en dehors de ce cadre n’est pas forcément faux, absurde ou impossible ; c’est simplement en dehors du jeu d’hypothèses retenu.

Lorsque ces personnes croient sortir de leur cadre, elles y restent pour un bon nombre parce que leur sortie de cadre consiste seulement à adopter un cadre un peu plus grand, mais homothétique à celui dans lequel leurs pensées étaient enfermées.

Ainsi des tremblements de terre. On prend une zone où aucun tremblement de terre n’a jamais dépassé la force de 4,7 sur l’échelle de Richter, on dimensionne les installations pour pouvoir résister à 5,2 ; et cette marge de sécurité d’un demi-point sur l’échelle de Richter est jugée importante, ce qu’elle est dans le cadre des hypothèses  prises.

Puis un jour, c’est une secousse de 5,4 qui secoue la région (sans causer de grands dommages, heureusement), et ce jour là, les experts disent qu’un séisme d’une telle force était imprévisible – ce qui est la stricte vérité. 

La difficulté, en effet, avec le vrai futur, avec la réalité de façon plus générale, c’est qu’il n’est prévisible que dans un cadre d’hypothèses ; mais qu’en dehors de ce cadre, il est foncièrement imprévisible : la réalité dépasse la fiction, comme le soulignait justement une série de livres des années 60.

La réalité dépasse la fiction et cette réalité là est comme l’angle mort des scénarios imaginés par les experts, qui jamais ne se réalisent (et ça n’est d’ailleurs pas leur fonction).

C’est pourquoi il n’est pas mauvais, quand on occupe des fonctions gouvernementales, de sortir par moment des cases et des boîtes  construites par les sachants, et de jeter sur les choses un œil neuf et décalé. Probablement est-ce même une nécessité. Car c’est souvent dans ce que les experts n’avaient pas prévu que se niche le futur.

Comme c’est le plus souvent comme nous ne l’avions pas imaginé que notre vie se déroule.

Aldor Écrit par :