C’est la petite voiture jaune de la Poste, la petite camionnette bleue d’Enedis, le visage de la postière ou du postier, celui de l’agente ou de l’agent qui, coiffée d’un casque, va réparer la ligne cassée par la tempête, qui symbolisent aujourd’hui et incarnent le service public. Parce que, dans l’espèce de choix qui paraît devoir être fait entre la rapidité et l’ubiquité, la vitesse et l’universalité, ils ont pris le parti de l’universalité. Or c’est dans l’universalité, dans l’irrigation, dans la valence, bien plus que dans la vitesse que se noue et qu’inlassablement se retisse le lien social.
En face, et pour des raisons qui sont totalement compréhensibles – le développement de la voiture individuelle, qui a progressivement réduit l’usage collectif du train – la SNCF a fait le choix de développer les lignes à grande vitesse au détriment des petites lignes irriguant le territoire. Et on ne peut plus, aujourd’hui, utiliser le train (ou même le car) pour aller partout : le territoire n’est plus irrigué.
Le choix de la vitesse contre l’universalité – choix qui, encore une fois, à l’époque où il fut fait, était probablement légitime – favorise naturellement la polarisation du territoire et l’effet de bokeh : on traverse le pays comme dans un tunnel et tout ce qui n’est pas à proximité immédiate des pôles tombe dans le flou et une sorte de mort sociale. Et c’est dans ces espaces non irrigués que se défont les liens et que les sociétés se délitent. Dans les campagnes oubliées que plus rien ne vient desservir, dans les quartiers abandonnés ou plus rien ne circule, dans ces écoles et ces maternités fermées.
Ce n’est pas seulement le tissu social qui se défait dans cette polarisation ; c’est aussi la continuité écologique : la mise en avant des villes et des beaux quartiers riches, chers et propres sur eux génère ses arrières-cours sordides, ses banlieues déversoirs de centres commerciaux et ses antivilles que constituent les grands dépotoirs qu’on trouve dans des campagnes reculées ou, de plus en plus, dans de lointains pays.
Cette polarisation est une sorte de triomphe de l’espace sur le territoire, de la voie romaine sur le chemin grec : grandes lignes droites, grandes vitesses, grands centres-villes qui se ressemblent et perte ou affadissement du substrat, de l’épaisseur ; une sorte de machin indéfini qui se développe hors-sol, qui rejette ses effluents alentours et qui finit par croire que ce monde artificiel, cet espace purement topologique, est le vrai.
Le service public, qui va partout, qui est partout, est ce qui permet de renouer avec le territoire, avec son épaisseur, ses contradictions, ses beautés et ses laideurs. C’est exactement le contraire de ces voies rapides qui s’entourent de grands murs pour filer vers l’horizon. C’est la reconstruction d’un territoire plein, visqueux et dont la boue colle aux semelles, à partir d’un espace qui est devenu éthéré, plein de non- lieux et de non-dits.
En savoir plus sur Improvisations
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Bonjour Aldor. Je n’arrivais plus à commenter tes textes que j’apprécie tant, ni même mettre un petit j’aime ! Cela a l’air de s’être rétabli , tant mieux.
Il me semble que même les campagnes et banlieues sont désertées par le service public, où du moins servies les dernières ! Bonne fin de journée, amitiés.
Bonsoir Catherine,
Le territoire s’effiloche un peu comme une peau de léopard. Ça n’est pas forcément irréversible mais ça crée des trous et de la distension.
On a tellement tapé sur les fonctionnaires, en les traitant de nantis et de fainéants…Pourtant, comme leur nom l’indique, ce sont eux qui font fonctionner un pays. Maintenant, la machine est en marche : le service public disparaît, par petites touches…
La SNCF n’a plus rien d’un service public, c’est devenu une entreprise… la Poste n’est pas loin derrière.
L’universalité recule devant la rentabilité.
J’aime bien l’image du bokeh,, elle est parlante.
Bises
•.¸¸.•`•.¸¸☆
Merci, Célestine.