Les abeilles et la Légion d’honneur

Le 2 janvier 1812 (ou peut-être 1811 ?), Napoléon Bonaparte décrocha la croix de la Légion d’honneur qu’il portait sur sa poitrine pour en orner celle de Benjamin Delessert, futur créateur des Caisses d’épargne, qui venait d’ouvrir à Passy une usine de fabrication de sucre à partir de la betterave. Ce procédé, qui mettait en œuvre les recherches de Chaptal, allait en effet permettre au pays de se passer du sucre de canne des Antilles empêché d’arriver par le blocus continental.
 
On trouve cette anecdote dans les premières pages du rapport que Grégory Besson-Moreau a rédigé, au nom de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, sur le projet de loi « relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire », adopté en début de semaine par l’Assemblée, et qui autorise temporairement la réintroduction de néonicotinoïdes dans les cultures de betterave sucrière.
 
La lecture de ce rapport et des débats parlementaires qui l’accompagnent permet de mettre le doigt – ou plutôt de le plonger –  dans l’épaisseur et la viscosité du dossier : on y arrive avec de belles idées et on en ressort avec des mains toutes sales et toutes poisseuses, pleines d’une réalité dans laquelle on s’embourbe. Et il faut pourtant de cela, c’est le rôle du politique, tirer une ligne claire.
 
Il y a donc Napoléon, le blocus continental et la Légion d’honneur, la participation de cette filière aux exportations, le rôle positif  joué par les betteraviers au début de la crise sanitaire puisqu’ils ont converti deux usines à la fabrication de gel hydro-alcoolique, les 40 000 emplois générés par cette culture, la production de bio-carburants, l’inexistence d’autres solutions et le fait que l’exemption prévue par le projet de loi a déjà été mise en œuvre dans la majorité des pays européens.
 
En face, les abeilles bien sûr, la biodiversité, l’idée que la crise de la betterave résulte beaucoup plus de la réforme de la Politique agricole commune que de l’attaque des pucerons, le fait que cette attaque soit la conséquence directe du changement climatique qui entraîne un déphasage entre les populations de pucerons et celles de leurs prédateurs, l’appréciation très nuancée qu’on peut porter sur les biocarburants, la nécessité de s’interroger sur le bien-fondé d’une culture aussi intensive que celle de la betterave, la crainte que la dérogation accordée à titre transitoire et exceptionnel ne soit prolongée et étendue à d’autres plantes, et le refus que le long terme soit, comme le plus souvent, sacrifié à l’immédiat.
 
Comme presque toujours dans les décisions politiques, il n’y a pas de bonne solution mais seulement des solutions mauvaises ; pas de choix mais des dilemmes et la nécessité d’opter pour le moins pire.

Comment fait-on dans ce cas là, quand on est aux commandes et que nos décisions ont un tel impact ? Il n’y a que celui qui décide,  celui qui, en définitive, endossera seul la responsabilité de la décision, qui puisse la prendre. C’est la conscience, ici, qui doit parler.

Vu du dehors, du point de vue de celui qui n’est pas responsable, j’aurais pris la décision inverse de celle qui a été prise : j’aurais préféré les abeilles au maintien en l’état d’une filière qui doit en tout état de cause profondément se transformer car elle est symbolique d’une agriculture productiviste et industrielle. Mais aurais-je tenu cette même position si j’avais été aux commandes ?

C’est une question que depuis longtemps je me pose : est-ce seulement leur caractère ou est-ce aussi leur position, leur rôle, qui font qu’Antigone est Antigone et Créon Créon ?
Aldor Écrit par :

Un commentaire

  1. 9 octobre 2020
    Reply

    En effet le politique a des décisions à prendre qui ne sont pas juste dictées par ces idéaux. Alors est ce que la réintroduction des néonicotinoïdes est une décision prise uniquement pour sauver une filière en perdition ? Ou est ce que des intérêts supérieurs et financiers jouent également un rôle ? Un peu des deux probablement …
    Amitiés Aldor.

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