“Tu sais au fond de toi ce dont je veux parler”


On connaît tous la méthode reine de l’Inquisition, des procureurs des procès de Moscou, du Procès de Kafka. Elle consiste à demander à l’accusé, le plus souvent innocent, de dire lui-même ce dont il est coupable, en lui susurrant continûment qu’à force d’introspection, d’humilité, d’honnêteté, il découvrira lui-même au fond de son âme le crime horrible qu’il a commis et qui lui vaut d’être accusé.

Le traumatisme causé par la surprise, par la violence de ce doute instillé au coeur de l’esprit, est tel que très souvent les accusés flanchent : à force de culpabilisation et de ressassement, ils finissent par apercevoir effectivement en eux un défaut quelconque, un de ces défauts que chacun porte en lui par douzaines, défaut sur lequel, anéantis et ravagés par la culpabilité dont on les a convaincus, ils brodent d’eux-mêmes le récit d’un crime imaginaire justifiant a posteriori l’accusation délirante qu’on porte contre eux.

Mais cette façon de faire a également une fonction chez l’accusateur.

Demander à l’accusé de désigner lui-même les crimes qu’il a commis, en lui disant et répétant “qu’au fond de lui il sait bien ce dont il s’agit” a l’extraordinaire avantage d’éviter à l’accusateur d’avoir à désigner précisément la faute ou d’étayer son accusation. La machine accusatrice peut donc se lancer sans aucune force de rappel puisque l’accusation se nourrit d’elle-même et ne s’affronte jamais ni à l’établissement des faits, ni à la qualification du délit, opérations qui auraient vite fait de la rendre muette, faute d’éléments ancrés dans la réalité.

C’est une machine infernale. Car dès lors qu’on ne prend plus la peine de définir précisément les crimes de celui qu’on accuse, l’absence d’aveu ne vaut pas absence de crime mais incapacité du coupable à voir sa propre noirceur ; il faut donc serrer plus fort la vis pour forcer le démon dans ses retranchements. L’hypothèse, pourtant plus simple, d’une accusation tout simplement infondée est en effet le plus souvent évacuée de ces procédures délirantes.

C’est ainsi que des milliers de sorcières ont été brûlées : les unes, parce qu’à force de tortures, elles avouaient danser avec le diable ; et les autres parce que leur absence d’aveu était nécessairement le signe d’un endurcissement satanique de l’âme.

Et comme dans le cas des sorcières, c’est évidemment le plus souvent dans l’esprit des accusateurs que gît la culpabilité initiale, et c’est pour s’en débarrasser qu’ils accusent des innocents.


La photo d’illustration montre un verre, offert par Katia. Un verre vide où ne se voit parfois que le reflet de qui le regarde.

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. celestine
    11 octobre 2021
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    La force manipulatrice de l’esprit humain m’a toujours fascinée…elle ne se développe que grâce à une autre faculté de ce même esprit: la puissante auto-persuasion…
    Le tout mâtiné de culpabilité morale.
    Ça fait frémir.
    •.¸¸.•`•.¸¸☆

    • 14 octobre 2021
      Reply

      Oui, Célestine, tu as raison : les deux font couple.

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