Les importants

L’autre jour, dans cette librairie de Saint-Germain des Prés qui est ouverte tard le soir et que fréquentent tant de gens qui se croient importants, entre un de ces imbus, qui marque la haute opinion qu’il a de lui-même à sa façon de parler fort, pour que chacun l’entende, puisse lui rendre hommage et montrer déférence.

Il s’approche d’un vendeur pour l’entretenir d’un ouvrage qu’il a terminé, écrit par un auteur qu’il vient de découvrir et qui est, à l’entendre, le plus grand de ce siècle. Je dis : “À l’entendre” mais on aurait du mal à ne pas le faire car s’il parle au vendeur, c’est évidemment à nous, clients et personnel de la librairie, qu’il s’adresse, de sa voix forte et pleine d’assurance, son interlocuteur n’étant qu’un tremplin, l’occasion saisie par le grand homme pour étaler devant tous sa science, sa sensibilité, son intelligence – et sa suffisance.

Il parle, il parle, et nous sommes obligés de le suivre dans l’exposé de ses raisons, qu’il prétend livrer en confidence à sa victime mais qu’il clame si haut que toutes les personnes présentes en entendent chaque mot.

C’est après être sorti que, revenant chez moi et repensant à la scène à laquelle je venais d’assister, j’en ai vraiment, je crois, compris le sens et le fin mot : non seulement notre homme pérorait pour souligner qu’il était un puissant ; non seulement il traitait son interlocuteur comme un simple faire-valoir ; mais il poussait probablement la vanité jusqu’à considérer qu’en bavardant publiquement avec lui, en lui montrant de l’intérêt, il lui faisait grâce et honneur, tel Louis XIV illuminant de son éclat un courtisan auquel il glissait un mot, ou ces personnes tellement imbues d’elles mêmes qu’elles croient faire preuve de grandeur d’âme en daignant répondre à qui leur parle.

Je me demande si le vendeur se rendait compte de cette manipulation, du jeu grotesque dont il était l’objet ou si, lui aussi, était entraîné dans le maelstrom de la servilité, et qu’il était finalement reconnaissant au Puissant d’avoir bien voulu condescendre à lui signifier publiquement son intérêt.