Le sel de la vie

C’est étrange, comme nous aimons les choses (et peut-être les êtres) de façon limitée et temporaire, jamais de façon absolue et pérenne, sauf celles qui nous échappent. Vient toujours un moment où, à l’envie, au plaisir, au désir, succède l’ennui, la lassitude, quand ça n’est pas une sorte de dégoût : « fuir, là-bas fuir, je sens que des oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux. », comme l’écrit Mallarmé.

Nous aimons tout comme nous aimons le sel : il nous est indispensable ; sans lui, les choses sont sans saveur, sans goût, sans intérêt – mais à petite dose : si nul ne peut ni ne veut se passer de sel, nul ne peut non plus ni ne veut s’en nourrir. Notre amour est violent mais il est limité.

Il y a, chez certains d’entre nous, le désir de l’émerveillement permanent, cette manière de regarder les choses, de vivre l’écoulement du temps comme un renouvellement, un feu d’artifice continuel, ce qu’il est, indiscutablement, en très grande partie, lorsqu’on choisit le bon angle de vue, l’ouverture et le calme d’esprit adéquats. Mais s’agissant du même objet, de la même chose, du même met, du même être, il peut y avoir, il y a souvent, dans cette attitude, une posture et un mensonge qui font penser au docteur Coué.

D’autres fuient éternellement et renouvellent, de mois en mois, ou d’années en années, leurs passions, leurs routines, et parfois leurs amours, se prenant chaque fois au jeu du renouveau, à la croyance que cette fois-ci c’est pour de bon et pour toujours, avant de sombrer dans la désillusion, chaque fois plus lourde et plus amère, parce qu’elles n’ont pas su entretenir l’attention, l’amour, l’élan créatif initial, et que la poussière du temps a fini par ronger ce dont le sens avait été perdu. Puis on remet une pièce dans la machine, et celle-ci repart, alourdie d’un nouveau regret.

D’autres encore, et parfois les mêmes, revenues et revenus de tout, se caparaçonnent dans cette pseudo-sagesse stoïcienne ou bouddhiste consistant à ne plus s’émouvoir de rien, à ne plus rien attendre, à ne plus rien guetter, à mourir à sa vie de peur de mourir d’une blessure de la vie. Mais là encore il y a, chez ces âmes prétendument mortes errant dans le désert glacial de l’indifférence, de la posture et du déni, une flamme étouffée.

Reconnaître le sel de la vie, reconnaître qu’il existe, qu’il est un sel et le choyer comme tel, cela n’est pas facile. Il faut accepter sa finitude et son imperfection, et en même temps percevoir la flamme qui veille au cœur de cette imperfection et qui vaut la peine d’être protégée ; il faut avoir le courage d’à la fois croire et ne pas croire en soi, d’avancer sur un chemin dont on ne sait pas où il nous mène, de sauter, à chaque instant, dans le vide et l’inconnu.


En accompagnement, le magnifique Steer your way, de Leonard Cohen.

Aldor Écrit par :

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