Les noms

Il y a un livre de Don DeLillo, intitulé Les noms, dont l’histoire (passablement tortureuse) côtoie celle d’une secte d’adorateurs des mots, des noms, du langage ; d’adorateurs de la puissance, de la toute-puissance créatrice des noms. Je pense à ce roman chaque fois que je me rends à la cantine du bureau et que, arrivé devant les plats, qui sont là, devant moi, je ne puis cependant m’empêcher de tourner le regard vers la gauche et l’affichette qui, sur le mur, donne et détaille leur nom. Voir les mets ne me suffit pas ; il faut encore, il faut absolument qu’ils soient nommés.

Je constate, à observer les personnes qui sont devant moi dans la file, que ce comportement est largement partagé ; et je sais d’expérience qu’il se reproduit en toutes circonstances : quoi que nous fassions, où que nous soyons, il ne nous suffit pas de voir, d’entendre, de toucher, de sentir, de goûter les choses ; il nous faut encore, pour avoir le sentiment, ou peut-être seulement l’impression, de les connaître, savoir leur nom. Sans ce nom quelque chose nous manque, manque à notre connaissance des choses.

Je crois que cette nécessité du détour par le langage est assez universelle, sans doute même atavique. Mettre un nom sur les choses, pouvoir mettre un nom sur les choses est comme une exigence du fonctionnement de notre esprit qui se sent très mal à l’aise, très dépourvu vis-à-vis de ce qui ne peut être nommé, vis-à-vis des réalités auxquelles aucune case langagière ne peut être associée. À telle enseigne que les choses sans nom, ou celles qui ne peuvent être nommées, sont depuis toujours associées au mal absolu, au comble de l’horreur, d’une horreur qui, quand elle devient paroxysmique, est elle aussi dite sans nom.

Nous vivons dans deux mondes : celui des êtres et des choses, et celui des idées et des mots ; deux mondes entre lesquels nous naviguons sans cesse et sur les deux jambes desquels nous sommes à chaque instant juchés, balançant notre attention de l’une à l’autre pour saisir pleinement ce qui nous entoure. Mais même si le monde des choses est nécessaire à notre survie, c’est pour le monde des mots, pour le nom des êtres et des choses que nous vivons vraiment : pour les contes et les mythes, les récits et les histoires. Qu’il y ait, dans tout le cinéma que chacune et chacun d’entre nous se fait, une part d’irréel, de rêverie, de paroles, cela nous gêne, nous effraie infiniment moins que la perspective, la hantise d’une vie dont rien ne pourrait être dit, d’une chute dans l’indicible.

De là probablement en partie notre indifférence vis-à-vis de la catastrophe qui arrive. Ce n’est pas que des méchants détournent notre attention pour continuer leurs méfaits ; c’est que nous sommes les membres de cette espèce qui vit dans ses mots et ses rêves, qui vit plus dans ses mots et ses rêves qu’elle ne vit dans le monde physique, dans le monde des choses et des  êtres.

Aldor Écrit par :

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