Les irritants, chevaux de Troie du contrôle managérial

Le mot est apparu il y a un an, peut-être deux, et depuis il prolifère (comme l’écosystème, son frère en jargonnerie bullshiteuse). Mais derrière le mot, qui prête à rire, se dissimule une réalité, une réalité peut-être moins rieuse, une façon insidieuse de présenter comme lanternes des vessies, des vessies qui ne sont pas forcément détestables en elles-mêmes mais qu’il serait plus respectueux de désigner sous leur vrai nom. On aura, derrière cette description, reconnu les « irritants ».

Les irritants sont ces petites choses, ces presque rien dont tout le monde se fichait avant qu’ils ne soient montés en épingle par le management des grandes organisations (publiques ou privées) à seule fin de justifier le déploiement d’une technologie (d’une « solution », pour rester dans le champ lexical orwellien) qui, sous couvert de résolution du prétendu irritant, vise d’autres fins, par exemple instaurer, ou accroître l’efficacité d’un dispositif de surveillance et de contrôle des salariés/clients/administrés. Il y aurait ainsi, ai-je entendu pas plus tard qu’hier, des personnes qui, dans les entreprises multisites, seraient très malheureuses, au moins très irritées, de ne pouvoir, lorsqu’elles sont à Brest, imprimer un document sur une imprimante des bureaux de Lille ou de Marseille. Eh bien la solution a été trouvée : pour résoudre ce problème, dont on perçoit aisément le degré élevé d’urgence, tous les salariés devront désormais, pour imprimer quoi que ce soit, y compris lorsqu’ils sont dans les bureaux où se trouve une imprimante, utiliser un identifiant à 6 chiffres (dont je subodore qu’il sera renouvelé tous les deux mois). Ils pourront ainsi imprimer quelque chose là où ils ne sont pas !

Je ne mésestime évidemment pas l’intérêt de la chose : ce n’est pas rien, j’en suis conscient, de pouvoir lancer des impressions à Nice quand on est à Dunkerque. Mais est-il totalement déplacé de penser que cette solution a également (sinon même pour principal) objectif de complexifier l’impression des documents (sauvons les arbres !) et d’autoriser un suivi fin de l’utilisation des imprimantes par les uns et les autres ? Ce qui n’est pas forcément absurde, au demeurant, mais qui irait mieux en le disant.

Ce qui m’irrite dans les prétendus irritants, ce n’est pas le but qu’ils poursuivent, mais la manipulation dont ils participent, comme cette annonce grotesque entendue l’autre jour au Monoprix : « Vous en aviez assez d’avoir des tickets de caisse ? Nous vous avons compris : désormais vous les recevrez par mail ! », le tout sur le ton ravi d’une jeune femme sirotant un cocktail sur une plage des Maldives.

Oui, être pris pour une ou un imbécile finit à la longue par être vexant, par susciter une véritable irritation, voire une certaine colère.


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Un commentaire

  1. Je me souviens d’une photocopieuse, fin des années 70, 1970 je veux dire, au paléolithique supérieur, qui demandait de badger pour copier et qui gardait en mémoire une image de la copie. Avec un peu de reconnaissance de caractères, un peu de non-intelligence bien matérielle, les statisticiens du siège sont ravis … et possiblement sur une plage des Maldives … quoi que les plages des Maldives soient en train de disparaître avec la montée des eaux, le dérèglement climatique, la gabegie énergétique des serveurs de réseaux. La boucle est bouclée, bien serrée !
    Belle journée à toi, Aldor.

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