
Il y a la beauté, l’extraordinaire beauté des fleurs, des plantes, des insectes, de la nature qui se déploie. Et puis il y a le mystère de notre insatiété : pourquoi l’émerveillement, la joie simple que nous ressentons, que ressentent avec nous toutes celles et ceux qui sont dans le jardin, cette joie qui nous emplit, nous réunit dans une admiration commune ; pourquoi cette joie qui, chaque printemps, enchante, partout sur la planète, les femmes, les hommes, les enfants, pourquoi est-elle finalement envahie, troublée, amoindrie par autre chose, une envie de changement qui bientôt s’y substitue et nous pousse vers l’ailleurs, le différent, le pimenté, le bizarre ? Pourquoi nous lassons-nous du simple, du calme, de l’agréable, de la douceur, de la beauté des choses ?
C’est étrange, ce retour au Paradis, à la fraîcheur, à l’innocence, à la joie pure du Paradis terrestre qu’à chaque printemps, qu’à chaque amour, qu’à chaque grand livre parfois, nous ressentons ; cette plongée confiante, cet abandon dans la Jouvence et dans l’Eden, ce plaisir souriant qui s’enrichit, se renforce, jouit du plaisir des autres ; puis la montée, lente d’abord mais irrépressible, le surgissement venu du fond de nos entrailles du serpent qui, persiflant notre béatitude, nous susurre d’aller voir ailleurs, de chercher plus loin, de croquer cette pomme dont la beauté nous laissait transi.
Et la Chute, qu’on croyait terminée, éloignée, définitivement rejetée, recommence, indéfiniment recommence, à chaque jardin, à chaque amour. A chaque fois, l’entrée au Paradis et sa disparition.
La Chute : ce retour vers la conscience, vers la curiosité, vers le savoir ; cette ascension vers notre humanité, un moment endormie, un moment hébetée, un moment enchantée par le charme du monde, et qui revient, exigeante, briseuse de rêves et créatrice d’action.
Le Paradis : cet abandon du corps et de l’esprit, ce lâcher-prise de la raison aux forces telluriques, ce sommeil de la conscience, de la distance, de la pensée, puis son retour soudain, le retour de cet être qui ne se contente pas, qui ne se satisfait pas de ce qu’il est, de ce qu’il fait, de ce qu’il sait, et plus loin toujours part, et plus loin toujours fuit, même au cœur du bonheur car le bonheur ennuie.
Dans le jardin d’Eden, l’humanité se perd ; elle renaît de la Chute et s’établit au sein de cette déchirure, dans cette tension faite de rires et de larmes qui fait de nous ce nous sommes.
Nous sommes cet être pétri d’insatiété qui croit parfois rechercher la satiété mais qui sait bien, au fond de lui, que cet objectif est un leurre, que l’atteindre ne servira à rien, qu’il n’en sera pas comblé parce qu’il ne veut pas être comblé, que ce qu’il cherche est le seul mouvement, le seul plaisir du désir, cette seule façon de se sentir vivant.
La photo d’illustration a été prise au Jardin des Plantes qui est une sorte de jardin d’Eden parisien. Merci à ses jardinières et jardiniers !
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Ton texte m’interpelle profondément, Aldor.
« Le bonheur ennuie »…C’est à la fois vrai et faux. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on met derrière le mot bonheur. Le bonheur n’est pas forcément la contemplation béate de la beauté du monde, une espèce d’ataraxie un peu molle. Le bonheur est un équilibre. Ce n’est pas la conscience en sommeil, c’est au contraire une conscience terriblement éveillée sur le sens de l’existence, la finitude, l’impertinence, et la condition humaine. Et sur les aléas de la vie, qui changent le cours des choses en une fraction de seconde…
Mais tu as raison : il y a dans l’humanité un penchant à toujours vouloir aller plus loin, plus haut, tu appelles cela de l’insatiété, j’appelle ça de l’insatisfaction. Là encore, l’équilibre est difficile à trouver : se réjouir de ce que l’on a, mais en même temps ne pas se contenter de dormir sur ses lauriers. Se mettre des défis pour se sentir vivant. mais ne pas gâcher les bons moments en pensant à leur fin prochaine, ou à leur fragilité.
Bref, tu poses là un des problèmes les plus cruciaux de notre condition.
Qu’est-ce qui nous pousse à remettre sur le tapis vert tous nos gains, au risque de tout perdre à chaque fois ?