Moi, je bâtis une cathédrale

Last updated on 31 octobre 2018


Boris Cyrulnik, dans un entretien, évoque une anecdote, probablement apocryphe, mettant en scène Charles Péguy sur le chemin de Chartres.

Péguy, au cours de ses trois journées de marche, aurait rencontré trois casseurs de cailloux, trois tailleurs de pierres, auxquels il aurait posé la même question : « Que faites-vous, que fais-tu ? ».

Le premier aurait répondu que son travail, purement alimentaire et inintéressant, consistait à casser des pierres.

Le deuxième, plus joyeux, aurait expliqué qu’il gagnait sa vie et nourrissait les êtres qu’il aimait en travaillant en pleine nature, parmi les fleurs des champs et les papillons.

Quant au troisième, il aurait déclaré, plein d’enthousiasme : « Je bâtis une cathédrale. ».

Boris Cyrulnik tire de cette anecdote – certainement fausse, encore fois – l’idée juste que c’est son contexte qui donne souvent leur sens à nos actions et que celles-ci, examinées hors du passé où elles ont pris racine et hors de l’avenir vers lequel elles tendent, peuvent facilement être considérées comme absurdes. Ici aussi, le voir s’éclaire du croire, et le geste ne prend son sens véritable que par son intention.

Cela est certainement vrai. Et pourtant.

Et pourtant cela est contraire à une autre idée, de la justesse de laquelle je suis également sûr (et à laquelle je pense que Péguy aurait été plus favorable qu’à la première…) : l’idée que le sens de l’action est en grande partie, sinon tout entière, contenue dans l’action elle-même, et que le chercher ailleurs – le chercher à tout le moins essentiellement ailleurs – est faire fausse route.

C’est à la pierre et à son travail que le tailleur accorde toute son attention, non forcément à l’édifice qui en sortira. C’est vers l’exercice, vers la difficulté de l’exercice, que l’élève doit tendre sa capacité d’éveil, et non vers la note qui en sortira peut-être. Et le pèlerin ne pèlerine qu’à condition de savoir s’investir totalement dans l’effort, dans l’effort rugueux du pas suivant le pas : dans le chemin et non dans sa destination.

Ainsi avons-nous aussi le sentiment, symétrique du précédent, que c’est en faisant abstraction du sens que l’action trouve son pouvoir cathartique : ne pas chercher le sens du geste dans le passé ou le futur mais le trouver dans le geste lui-même ; n’être que dans le moment.

Est-ce une contradiction ? Peut-être.

Mais peut-être pas.

Quand Simone Weil vante les vertus du travail scolaire, c’est que celui-ci est comme une prière. L’effort accompli pour devenir transparence et pure attention au présent ne trouve paradoxalement pas en lui-même sa raison d’être. C’est dans son rapport à un au-delà, en tant que préparation à la prière, que l’exercice prend son sens.

Ainsi de la marche du pèlerin. Le pèlerin n’est pas un randonneur : tout son effort doit être tourné vers la marche et le moment mais la marche n’est pas son but. À l’horizon de sa conscience existe autre chose, qui justifie la marche.

Ceci et cela. Ceci et cela une fois encore puisque tel est notre destin : être dans l’action et le présent tout en s’en dégageant comme se dégage de la terre, sans la quitter pour autant, l’homme qui regarde les étoiles.

Tenir les deux bouts et assumer le caractère équivoque des choses.


En illustration musicale de cette ferveur qui est le thème de ce papier, l’extraordinaire Allegro du concerto RV 425 pour luth et mandoline de Vivaldi, dans l’interprétation radieuse d’Il Giardino Armonico.


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9 Comments

  1. 30 octobre 2018
    Reply

    J’aime beaucoup cette anecdote et les trois réponses sont valables pour moi, selon les jours, je me sentirais bien de donner l’une ou les autres. Pas vous ?

    Je dirais pour vous répondre que la focale dépendra de ce qui est recherché, il me semble que pour bien accomplir une action quelle qu’elle soit, il vaut mieux être concentrée sur elle et être pleinement dans le présent pour vivre le mouvement. En revanche pour trouver la motivation de recommencer chaque jour, encore et encore, si on se concentre uniquement sur l’action concrète, on peut se décourager en voyant la vanité du geste ou encore son inutilité et son caractère rébarbatif. Mettre l’action en perspective en se focalisant sur la finalité permet peut-être à long terme de continuer malgré le caractère insignifiant de la tâche en elle-même. Cela vaut, il me semble, pour le tailleur de pierres bâtisseur de cathédrale, et pour l’élève qui se construit un capital culturel et cognitif. Ceci et cela comme vous dites 😉
    Merci pour le partage, belle musique d’accompagnement.
    Avec quoi faites-vus vos enregistrements ? Le son est clair et on n’entend pas de bruit. Si vous avez écouté mes pistes audio, j’ai toujours un bruit de fond (les ventilateurs de l’ordinateur je crois) !!!

    • 31 octobre 2018
      Reply

      Bonjour Monaminga, je réponds pour le moment à la question technique, qui est plus facile.

      Je n’enregistre pas en direct. J’enregistre avec un enregistreur et un micro (ce qui me permet de ne pas avoir le bruit de fond de l’ordinateur) puis je transfère l’enregistrement sur l’ordinateur et j’utilise Audacity pour mixer ma voix avec la musique et éventuellement enlever les derniers bruits de fond.

      • 31 octobre 2018
        Reply

        Astucieuse méthode 🙂 il est libre de droits ce logiciel ?

        • 31 octobre 2018
          Reply

          Oui. Totalement.

          • 31 octobre 2018

            Ok J’irai voir

    • 31 octobre 2018
      Reply

      … Eh bien sûr que je vous ai écoutée. Avec grand plaisir à chaque fois.

  2. 30 octobre 2018
    Reply

    Si l’on s’en tient uniquement au présent, même avec toute l’attention qu’il demande, cela peut paraître répétitif.. Il faut aussi une dose de motivation et la cathédrale en est un bel exemple…

  3. 2 novembre 2018
    Reply

    Cela m’interpelle que tu parles de pèlerinage Aldor, parce que justement je viens de faire un bout du Chemin de Compostelle, je viens de rentrer. Et au début, j’ai été dans cet effort de la marche, cet effort rugueux comme tu le dis. Et au fil des jours, j’ai été dans la conscience de la marche, dans la conscience de ce que je venais chercher sur ce chemin, et la marche a permis cet état d’introspection qui va bien plus loin que l’effort … car en effet ce n’est pas le but qui est important, c’est la façon de marcher.

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