Part d’ombre


François Guizot, ce protestant austère et coincé que Katia aime tant, explique dans une lettre à sa fille que le théâtre, la tragédie notamment, est beau et utile car il permet “d’élever l’âme”. Et c’est vrai. Mais cette élévation prend souvent des chemins détournés, contraires à ceux qu’on imaginait d’abord.

Si le théâtre est cathartique, pour les spectateurs et plus encore pour les acteurs, ce n’est pas seulement parce qu’il donne à voir des vertus et des grands sentiments ; c’est aussi (et je crois surtout), parce qu’il permet de représenter, de mettre sous la pleine lumière des sunlights la part d’ombre qui est en nous, qui est ordinairement cachée dans les bas-fonds, et que nous pouvons ainsi vraiment voir, cerner, objectiver.

J’en fais actuellement l’expérience dans mon cours de théâtre où l’on m’a confié le rôle d’un personnage étonnamment malsain, malfaisant, libidineux, celui du père de Clara Schumann que l’autrice de la pièce soupçonne assez clairement d’avoir abusé de sa fille pendant son enfance ou sa jeunesse et qui, prétendant vouloir aider, ne veut en fait que devenir indispensable pour contrôler sa proie.

J’éprouve, à jouer ce rôle, des sentiments variés : du dégoût, du plaisir, mais aussi l’impression de clarifier, de saisir des choses jusqu’ici senties mais indistinctement : non certes pas la mauvaise conscience d’un père abusant de sa fille mais celle sans doute du libidinage, en ce qu’il a vite de pesant, parce que insistant et visqueux.

Et je sens, à me mettre dans la peau de ce personnage plein de haine, ce que certaines de mes attitudes peuvent avoir de désagréable.

C’est là que la catharsis se produit : à voir ainsi présentées et objectivées, incarnées dans un personnage, des choses qu’on ne parvenait jusqu’alors pas à étreindre consciemment, on peut les distinguer, les comprendre, et à partir de là les exorciser, les expulser.

En prenant conscience de la part d’ombre que nous portons en nous, nous apprenons à la dominer et à nous en libérer.

Au fond de la nuit obscure, la lumière apparaît.

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. 9 décembre 2021
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    C’est ce que l’on appelle un rôle de « composition »… 😉
    Parvenir à exprimer des choses qui semblent ne pas nous appartenir. Pas facile.
    •.¸¸.•`•.¸¸☆

    • 10 décembre 2021
      Reply

      Sans doute, Chère Célestine, mais mon point est justement qu’aussi loin de moi (heureusement !) que soit ce personnage, je puis m’y reconnaître un peu – ce qui facilite les choses.

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