Sourires, pouces levés et points d’exclamation

Ugo Rondinone, Four Seasons (détail), Fondation Carmignac, île de Porquerolles

L’Intranet de mon entreprise, comme tous les intranets de toutes les entreprises du monde, je présume, est devenu une fête foraine, un Lunapark de sourires et de points d’exclamation. C’est un défilé permanent de pouces levés, d’éclats de rire, de messages positifs et de portraits de héros humbles, bienveillants et cependant extraordinaires, défilé qui, au rythme quotidiennement imposé, donne seulement envie au salarié moyen d’enfoncer définitivement sa tête dans l’oreiller ou de briser à coups de hache l’écran hélas pas assez noir de son ordinateur.

Comment les directions de la communication, qui ne lésinent pourtant pas, ce me semble, sur les enquêtes et les sondages, ne se rendent-elles pas compte du haut-le-cœur angoissé, des crises, des pleurs, des suicides peut-être, que ne peut que provoquer, à haute dose, cet étalage grimaçant et obscène de bonne humeur, de vertus, de talents ?

Toutes ces photos de groupes extasiés faisant ronde comme des scouts autour d’une cheffe magnanime ; ces portraits de chargés de clientèle qui, à l’issue de leur journée de travail, deviennent bénévoles pour des associations d’aide aux SDF et patrouillent jusqu’au matin dans les rues des grandes villes ; cette ingénieure qui, à 22 ans, explique qu’elle a déjà vécu et travaillé en Chine, au Pérou et en Australie et qu’elle songe à bientôt repartir parce que deux ans en France, c’est mortel ; cette vidéo d’un directeur exécutif qui nous explique dans sa cuisine comment faire sa pâte à crêpes ou sa soupe à l’oignon ; cet entretien avec une juriste en droit de la concurrence dont on découvre soudainement qu’elle a remporté cinq médailles d’or aux Jeux olympiques ; ce papier sur un tradeur qui, non content de trader jour et nuit sur les marchés mondiaux, trouve le temps d’écrire des romans et d’exposer dans des galeries ! Comment font-elles, comment font-ils pour faire tout ce qu’ils font et pour, en plus, venir causer joyeusement dans le poste d’ARENH, de bouclier, d’amortisseur, de capacité et autres trucs totalement incompréhensibles ?

C’est le Covid qui est responsable. Avant lui, tout était normal : les directrices et directeurs en Louboutin et costumes trois pièces expliquaient, devant des planches remplies de chiffres et de graphes genre Boston ou McKinsey, que tout roulait ma poule et que tout allait bien ; après quoi on pouvait effectivement revenir tranquillement à ses affaires. Puis la crise sanitaire est venue et plus rien n’a été pareil.

Devant le délitement brutal causé par le télétravail, le spectacle prodigieux de ces cols aussi dénués de cravate que les Gitanes de Léo Ferré, l’anarchie s’est installée. Au point qu’on a pu croiser dans les couloirs des barbes de quelques jours et découvrir un jour Olivier, jusqu’alors tiré à quatre épingles, travaillant au bureau en jean (oui : en jean !, aussi incroyable que cela puisse paraître).

Pire encore, les entreprises se sont emparées des réseaux sociaux internes pour montrer que c’étaient de vraies gens qui, derrière leur écran, travaillaient : des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, et qu’il y avait un collectif, de l’énergie, de la passion. Et voilà pourquoi on ne peut plus chercher un numéro de téléphone dans l’annuaire interne sans tomber sur le récit d’un technicien qui, a ses heures perdues, sauve les manchots de Patagonie, ou d’une cheffe de centre qui inaugure la semaine prochaine sa troisième exposition au MoMA.

Et moi là dedans ? Et moi et moi et moi ? Ai-je encore le droit d’être là, parmi ces êtres d’exception, moi qui me contente de faire ce que je dois ?

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. Jeannou Durtol
    8 juin 2023
    Reply

    Excellent, tant pour l’acuité du fond que la fine rhétorique ! La citation de Léo Ferré suggère-t-elle que la parole d’évangile de la communication interne ou des billets autosatisfaits sur linkedin, aussitôt likée par une floppée de subordonnés, met dans l’horreur civile de la noblesse et puis du style ? Ou qu’il y a une procédure qui guette ceux qui n’ont ni le projet d’entreprise pour dieu ni l’ebitda pour maître ?

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