Quand, marchant sur le trottoir, j’arrive à un carrefour où je dois doublement traverser (la rue où je suis et celle que croise la rue où je suis), je ne puis m’empêcher de chercher à optimiser mes déplacements en organisant mes deux traversées de façon à éviter de patienter devant un petit bonhomme rouge. Et invariablement, je ressens une certaine fierté de savoir agir ainsi.
Cette optimisation, qui ne diminue ni la distance à parcourir ni mon effort, n’a pourtant pas beaucoup d’intérêt. Elle me permet seulement d’écourter ma double traversée d’une demi-minute, demi-minute qui sera ensuite probablement perdue à regarder mon téléphone ou à quelque autre activité du même type.
Elle n’a donc aucun intérêt, et je le sais ; et pourtant elle s’impose à moi comme un réflexe ; et j’éprouve une véritable satisfaction à y procéder, aussi inutile soit-elle.
C’est comme si je ne pouvais m’empêcher de chercher la solution la plus rapide, la plus efficace ; comme si cette recherche d’optimisation était inscrite dans mes gènes et qu’elle constituait le mode par défaut d’appréhension du monde et d’action dans le monde.
On peut se défaire de cette façon d’envisager les choses, se convaincre de ce que prendre trente secondes pour observer, immobile, les passants et les alentours n’est pas du temps perdu, se convaincre de ce que « perdre son temps » est un concept le plus souvent vide de sens, à tout le moins très baroque ; mais il y faut de l’effort et du recul et cela ne va pas du tout de soi.
Nous autres humains cherchons instinctivement à accroître l’efficacité, la rapidité d’exécution de certains gestes, de certaines actions. Et comme nous agissons ainsi indépendamment de l’intérêt qui peut être retiré de cette optimisation, nous avons tendance à tout vouloir perfectionner, y compris ce qui travaille contre nous et contribue objectivement à la destruction de l’environnement et au pillage du monde : faire mieux est chez nous un ressort plus puissant que faire bien.
Il y a pourtant des limites à cette propension, à cette rage irrationnelle de vouloir tout perfectionner, y compris les armes qui nous tuerons. C’est le conservatisme, le choix, sciemment mis en oeuvre dans certains domaines et certaines sociétés, de figer les choses en s’interdisant de chercher à les améliorer. C’est probablement ce qui justifie le mode de vie des Amish, en Amérique, le refus de nombreuses populations, un peu partout dans le monde, d’épouser une modernité vue comme mortifère ; c’est, de façon plus générale, le rôle des rites et des traditions.
Samedi, à la cérémonie dédiée à la mémoire de Christophe, un prêtre célébrait, une cantatrice chantait, des musiciens jouaient sur ces instruments dont la forme et la sonorité n’ont pas évolué depuis des siècles. Les cérémonies religieuses, la musique et le chant sont de ces choses qui tirent leur vertu apaisante et réconciliatrice de leur opposition absolue à tout progrès, de leur refus viscéral de toute optimisation.
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