Surjouer

Le théâtre du Liceu, à Barcelone

Qui fait du théâtre sait qu’on y a parfois l’impression de surjouer. Mais comme le surjeu est proche de l’accentuation qui permet à l’émotion de passer la rampe, il est difficile de percevoir le moment où, de l’un, on verse dans l’autre. Et il en va évidemment de même dans la vie.

Nous jouons toutes et tous un (ou plutôt des) rôles divers, que nous habitons avec plus ou moins de grâce et de fluidité. Et certains de ces rôles – les fonctions que nous occupons par exemple – peuvent sembler exiger qu’on les surjoue, qu’on amplifie le personnage au détriment de l’interprète qui le joue et lui donne vie et substance. Il en va notamment ainsi dans les fonctions d’autorité : de la gendarme, de la juge, de la docteure, de la professeure, nous attendons qu’elle incarne sa fonction, et que la femme ou l’homme subjectif n’y apparaisse que très secondairement même si nécessairement.

Le vrai surjeu n’est cependant pas tout à fait là, ou du moins pas toujours. Il peut être, paradoxalement, dans l’attitude contraire (ou peut-être la même poussée à son extrémité) qui consiste à marquer sa distance avec le personnage et à souligner, par son jeu même, qu’on joue. Ainsi, au siècle dernier, le comédien Jean Le Poulain surjouait-il constamment en faisant le clown, le cabotin, montrant ainsi à chaque instant qu’il n’était pas vraiment son personnage mais un acteur jouant un rôle.

Cette façon de rechercher la complicité du public (ou de ses interlocuteurs) en marquant qu’on n’est pas tout à fait le personnage qu’on joue (ou dont on occupe les fonctions) est une sorte d’équivalent théâtral de la mauvaise foi. Et c’est aussi une trahison et parfois même un crime car en prenant ses distances vis-à-vis du personnage (ou de la fonction), on accapare son humanité et on le réduit à une caricature sans épaisseur et sans profondeur : Alceste devient simplement ridicule et le bourreau en face de moi un pantin, un simple exécutant dénué de conscience.

J’aime, quant à moi, que les personnes que je côtoie assument leur position, leur fonction, leurs responsabilités, sans chercher à s’en défausser sur le rôle qui leur a été confié. Non seulement parce qu’un rôle n’est jamais totalement imposé et qu’il a bien fallu, à un moment donné, l’accepter ; mais aussi et surtout parce qu’habiter vraiment son rôle (ou sa fonction) est le seul moyen de lui donner vie et humanité, de lui ouvrir les chemins de la morale et du remords, et de lui permettre d’échapper à la fonction de rouage anonyme appliquant mécaniquement les consignes reçues.

J’aime les paroles que Ximénès, dans L’Espoir, d’André Malraux, adresse à Manuel :

« Bientôt vous aurez vous-même à former de jeunes officiers. Ils veulent être aimés. Cela est naturel à l’homme. Et rien de mieux, à condition de leur faire comprendre ceci : un officier doit être aimé dans la nature de son commandement- plus juste, plus efficace, meilleur – et non dans les particularités de sa personne. Mon enfant, me comprenez-vous si je vous dis qu’un officier ne doit jamais séduire ? »


Et je partage, une nouvelle fois, la pensée de Manuel : être aimé sans séduire est un des beaux destins de l’homme.


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