Frans de Waal relate, dans Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, que lorsqu’on fait travailler ensemble deux singes capucins, ils coopèrent avec plaisir, à condition que la récompense reçue soit identique. Ils seront donc contents de recevoir tous deux un grain de raisin (qu’ils aiment beaucoup), ou une tranche de concombre (qu’ils aiment aussi, mais un peu moins). Mais si l’un reçoit une tranche de concombre alors que l’autre reçoit un grain de raisin, le premier la refuse, la jette et entre dans une grande colère.
Chez les grands singes hominidés, les choses vont plus loin et il arrive que même les individus favorisés (ceux qui reçoivent le raisin) refusent d’être ainsi avantagés.
Frans de Waal observe que, du point de vue de l’économie classique, cette réaction est totalement irrationnelle : en effet, celui qui reçoit une tranche de concombre est mieux loti que celui qui ne reçoit rien ; il améliore sa situation et devrait donc se réjouir, indépendamment de ce que peuvent bien recevoir Pierre, Paul ou Jacques, dont les gains supérieurs ne le pénalisent en rien, lui. Refuser le concombre et le jeter à terre au motif que dautres, placés dans la même situation, ont reçu plus, est donc économiquement absurde.
Nous autres humains partageons avec les singes capucins, les autres primates, et probablement d’autres encore, cette conscience aigüe de la justice et de l’équité, qui nous rend l’injustice insupportable.
Mais comme Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole l’ont probablement montré depuis longtemps (mais je n’ai jamais compris grand chose aux longues équations qu’ils écrivaient sur les tableaux), ce refus épidermique de l’injustice n’est pas si irrationnel ou absurde que l’économie traditionnelle ne le pensait : dans des sociétés animales (y compris humaines) où la coopération est primordiale, où les interactions entre individus sont incessantes, où pratiquement rien ne peut se faire sans le concours d’autrui, la confiance en le caractère positif et équitable de la coopération et de l’échange est indispensable à l’établissement de véritables relations. Si je pense que mon interlocuteur est de mauvaise foi ou qu’il va chercher à me gruger (serait-ce en me laissant cependant une part du gâteau), je me détournerai de lui et irai voir ailleurs parce qu’il n’est pas fiable, que son attitude sape la confiance que nous devons avoir les uns dans les autres, et menace finalement le bon fonctionnement de cette coopération dont une histoire de plusieurs millions d’années a montré qu’elle était nécessaire à la survie de l’espèce.
C’est cet avertissement, inscrit au plus profond de nos gènes, qui nous rend physiquement et justement malades quand une injustice est commise, qu’elle le soit à nos dépens ou à ceux d’une autre personne.
Nous sentons en effet, conscience et tripes réunies, que se joue là quelque chose d’infiniment grave ; nous savons, de toute notre âme et de tout notre corps, que rien de solide et de pérenne ne peut se construire ou subsister dans l’injustice et l’inéquité.
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