L’âge des morts

Une tombe dans le cimetière de Montreuil-L’Argillé (Eure)

Qui randonne à pied ou à vélo fréquente les cimetières. Depuis la disparition des fontaines publiques, c’est en effet dans ces lieux voués aux morts qu’on trouve le plus facilement de l’eau, ce liquide de vie.

Je vais donc souvent dans les cimetières et, m’étant abreuvé, je regarde un moment les tombes. Sur certaines, des photos ont été placées, protégées (plus ou moins) de l’usure par un revêtement d’émail ou de verre. Et à chaque fois, je suis étonné par l’âge des personnes photographiées, qui est le plus souvent celui de leur mort, comme si leur vie avait tout entière été tendue et signifiée par cet instant ultime.

C’est particulièrement frappant dans le cas de celles et ceux qui ont eu la chance (?) de mourir vieux : l’image laissée à la postérité par les photos de cimetière est le plus souvent celle d’une vieille femme ou d’un vieillard un peu décati, ou affaibli, ou usée par la vie. Ni l’énergie, ni la beauté et la gloire de la jeunesse ne se devinent dans ces visages où le temps est passé.

Et pourtant, avant que d’être vieux, ils ont bien été jeunes, et joyeux, et pétillants ! Mais de cette jeunesse et de cette force, le cimetière ne garde pas la trace.

Je discutais de cela avec Benjamin, l’autre jour. Il y a peut-être, au fond de cette représentation des morts si coutumière que nous ne la distinguons plus, l’idée que la vie est un processus ascendant, qu’on est plus soi à vingt ans qu’on ne l’était à dix, à quarante qu’on ne l’était à vingt, à soixante qu’on ne l’était à quarante ; et que c’est donc dans les derniers mois de sa vie que, sauf maladie sans doute, on est le plus complètement soi-même, ayant eu le loisir et le temps de s’accomplir, d’atteindre la plénitude de son être.

Je ne suis pourtant pas certain que cela soit vrai ni même que quiconque y croie. Je ne pense pas que la vie soit une longue progression, non plus d’ailleurs qu’une lente dégringolade ou une courbe en cloche façon Gauss. Nous avançons à chaque instant du mieux ou du moins mal que nous pouvons, utilisant ce que nous avons appris et mésusant ce que nous avons désappris. Nous ne sommes pas plus ou moins nous-mêmes à quatre-vingt ans qu’à vingt.

L’image des cimetières n’exprime pas ce que nous avons été mais ce que nous laissons. Et aussi choquant, voire scandaleux, que cela puisse paraître, c’est bien notre vieillesse que nous laissons en souvenir lorsque nous mourons vieux. Jeunes, beaux, forts et dynamiques, nous l’avons sans doute été ; mais dans un passé à jamais révolu et à jamais enfui, qui a déjà donné ce qu’il pouvait donner et n’a plus aucune réalité.

Seuls échappent à cette fuite du temps les vedettes dont l’image s’est figée dans la jeunesse ou la plénitude. Mais je crains qu’elles ne paient cela au prix fort et que, prisonnières de leur image, elles ne puissent plus vivre leur vie.

Car on ne peut à la fois être et avoir été.


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