Focalisée sur le mécanique, le reproductible, le prédictible, ce qui lui a donné une formidable puissance sur la matière et les évolutions que peuvent décrire les équations, la science occidentale a accordé peu d’attention à ce qui sort de ce champ : l’imprévisible, l’inédit, l’impromptu, ce qui advient, survient peut-être, par la seule grâce du vivant et de la liberté.
Or c’est justement dans ce jaillissement inopiné, irréductible au mouvement de la grande horloge cosmique, que se dresse, contre l’entropie, la poésie des existences, que se nouent et s’entrelacent l’Histoire et les histoires.
La vie est ce qui résiste : à la gravité, aux prévisions, à tout ce qui nous paraît irrémédiable ou acquis d’avance. Elle se manifeste dans l’évolution, le comportement, le mouvement de la plante ou de l’animal, qui jamais ne peut être jusqu’au bout prédit, non plus que ne peut être jusqu’au bout prédite l’orientation ultime d’une pensée. La vie est ce qui, à chaque instant, peut surprendre dans l’exercice de sa liberté.
Il y a des lois, physiques, biologiques, sociologiques, psychologiques, auxquelles sont soumis tous les êtres vivants. Mais, dans le respect de ces lois, qui gouvernent sa vie, sa mort et les destins collectifs, chaque individu est foncièrement, irréductiblement libre, comme on peut le constater en s’observant soi-même, en observant le comportement d’un chat, d’un héron ou d’un bousier, en examinant la façon, toujours particulière, dont une plante se hisse vers le soleil. Je ne puis pas plus être sûr de la façon dont la joggeuse qui vient vers moi va m’éviter (par la gauche ou par la droite ? En souriant ou en faisant la grimace ?) que je ne puis l’être des réactions de Katia à mes paroles ou du prochain mouvement du basilic qui, derrière la vitre, me fixe de son œil jaune. Dans les trois cas je peux probabiliser, en tenant compte de mon expérience et de divers paramètres, mais sans que jamais cette probabilité ne se mue en certitude.
À chaque instant, la vie suscite de l’inédit, rendant caducs nos scénarios et créant de nouveaux possibles, qui n’avaient pas été envisagés. Les systèmes physiques et mécaniques ont des points de basculement au-delà desquels les règles changent ; chez les êtres vivants, chaque instant est point de basculement ouvrant sur l’inconnu.
Ainsi avais-je commencé ce papier avec une idée précise qui peu à peu s’est diluée jusqu’à totalement disparaître. Je ne sais plus où je voulais en venir. Je suis allé, le nez au vent, là où mes pas me menaient. J’ai erré mais n’ai pas perdu mon temps. Peut-être retrouverai-je un jour ce que je voulais dire. Et si je ne le retrouve pas, c’est sans doute que le temps est passé, ou qu’il n’est pas encore revenu.
Car l’important, la poésie du monde et le sel de la vie n’est pas dans ce qui demeure mais dans ce qui advient (ou peut-être survient).
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