Hier, rue de Grenelle, le feu étant passé au vert depuis une demi-seconde, le conducteur de la voiture derrière moi se fait agresser par un coup de klaxon énervé, émis par la voiture qui le suit, dont l’occupant enrage d’avoir perdu cette demi-seconde.
Quelle étrange angoisse que celle du temps perdu ! Elle se voit aussi chez ces personnes qui se plaignent continûment des réunions, non pas parce qu’on s’y ennuie, ce qui serait une excellente raison, mais parce qu’elles prétendent y perdre leur temps, comme si celui-ci était une denrée rare et précieuse. C’est d’autant plus curieux, me faisait observer Jasmina, que ces personnes, si parcimonieuses de leur temps lorsqu’il s’agit de réunions, sont celles qui en usent avec le plus de libéralité quand il s’agit de se répandre sur les réseaux sociaux. On croirait, à les écouter, que le temps est vraiment de l’argent et qu’utilisée autrement, l’heure passée en réunion aurait permis de décrocher des contrats faramineux ou de tripler le bénéfice de la boîte, ce dont je doute. (Et encore, je ne parle pas du bénéfice pour l’humanité, car le fait est que c’est rarement chez les éboueuses, les instituteurs ou les infirmières qu’on se plaint ainsi du temps perdu en réunion ; c’est plutôt chez les consultants et dans les bureaux d’études, dans ces métiers qui ont probablement une utilité mais plus difficile à cerner que celle des artistes, des agricultrices ou des gardiens de la paix.)
Je me disais que cette obsession de l’heure gâchée était peut-être l’expression d’une conscience malheureuse : mes élégiaques du temps perdu devaient bien parfois réaliser la vacuité de leur activité ; se plaindre de la durée des réunions était probablement une facon pas trop pénible de détourner et rendre plus légère leur vague culpabilité. Que n’auraient-ils pas fait d’utile et de constructif sans le boulet de ces réunions !
Puis, revenant au conducteur colérique qui, dans sa grosse voiture, dépassait maintenant mon vélo, je me disais un peu la même chose : il devait bien savoir, au fond, que cette demi-seconde n’était rien. S’il montrait tant de dépit à l’avoir perdue, c’est que ce rien s’ajoutait à tous les autres, et qu’il venait souligner, une fois de trop, la désespérante litanie des occasions perdues.
Il y a tant de choses dont nous sommes insatisfaits et dont rendons le manque de temps responsable en sachant bien, au fond, que le temps n’y est pour rien et que nous y sommes pour tout.
Je te propose une explication alternative, Aldor. Le chauffeur irascible pouvait certainement prétendre, au vu de son statut social et du nombre de cylindres de son carrosse doré, sinon à l’exclusivité, au moins à la priorité de l’utilisation de la rue. Les nabots qui le précèdent sont vraiment des parasites !
Tu as raison Gilles. Sa façon de faire rugir son moteur va bien avec cette explication.