“Un coeur capable de battre à travers l’univers entier”

Pauline de Cabarrus, La déchirure, 2010

Beauvoir raconte, dans Mémoires d’une d’une jeune fille rangée, qu’elle croisa un jour Simone Weil dans la cour de la Sorbonne : ” Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques. J’enviais un cœur capable de battre à travers l’univers entier. “

Je doute que Simone de Beauvoir ait vraiment envié, à quelque moment que ce soit, Simone Weil. Mais je ne suis pas entièrement sûr qu’il n’y ait que de l’ironie dans son propos. Que ne ferions nous pas, en effet, si nous, les êtres humains, étions vraiment capables de maintenir intacte notre attention, notre compassion, notre colère, notre indignation en dépit des distances, du temps qui passe et de tout ce qui vient semer l’oubli et détourner notre regard ? Quelle ne serait pas notre force ?

Mais d’un autre côté, pourrions-nous, sans cette inattention maladive, sans cette propension viscérale à passer à autre chose, à regarder ailleurs, à nous laisser distraire, pourrions nous supporter et même simplement survivre ?

Je me demande si l’oubli, l’inattention, le divertissement ne sont pas les ingrédients nécessaires à notre existence, à notre capacité d’éprouver de la joie et de surmonter ainsi la peine profonde, le désespoir, l’abattement que provoqueraient, sinon, l’état du monde, les injures et les crimes commis chaque jour contre tant d’êtres vivants, contre tant d’êtres humains, contre tant de beauté.

Mais comment, dans cette inconscience salvatrice, garder l’esprit de rébellion et une chance de salut ?

Elle devait sentir cela, Simone de Beauvoir, quand elle croisait Simone Weil : qu’elle était certes un peu ridicule, un peu pénible, cette jeune femme, avec cette façon de prendre tout à cœur et de verser des larmes qui ne servaient à rien ; mais aussi que sans des êtres comme cela, sans des cœurs capables de battre à travers l’univers entier, le monde était perdu.

Elle devait ressentir ce tremblement des choses et ce déchirement.


Aldor Écrit par :

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