Le bonheur ogre

Un mouton miaulant dans les flots

Il y a ma difficulté à apprendre mon rôle dans Juste la fin du monde, cette très belle pièce de Jean-Luc Lagarce, le contentement de m’y astreindre, de m’y reprendre, et la surprise de ne pourtant rien retenir.

Il y a le plaisir ressenti hier à regarder avec Éléonore un film où jouait Nadia Kaci que je ne connaissais pas, la grâce et la tristesse de son visage.

Il y a le souvenir amusé de ces septante et nonante entendus le week-end dernier à Libramont, dans le Luxembourg belge ; et celui de cette course vers une femme qui marchait difficilement et avait cependant oublié sa canne à la caisse d’un magasin de bricolage ; le sourire dont elle me remercia.

Il y a ce magasin de bricolage, justement, ma déambulation dans ses longues allées, tout ce qu’on peut y trouver : ces outils, ces câbles, ces tuyaux, ces appareils, toutes ces nuances et ces teintes de peinture !

Il y a la bruine, les nuages, et dans le train matinal, les champs blanchis par la gelée.

Il y a le musée Sainte-Croix, à Poitiers, ces quelques heures passées à regarder ces oeuvres collectées depuis des siècles, rassemblées dans ces lieux qu’occupèrent notamment les Romains, puis Radegonde, cette maîtresse femme – mais quel curieux prénom !

Il y a ce téléphone que j’ai entre les mains dont je tapote l’écran et qui me permet d’accéder à la totalité du monde.

Il y a le tictac de ma montre, le temps rythmé dans un ressort tendu, et dont on entend l’écoulement irrépressible, tout cela à mon poignet.

Il y a le robinet que j’ouvre et que je ferme, l’eau qui coule puis qui ne coule plus.

Il y a, ce matin, cette traversée de Paris à vélo. La splendeur de la ville ; et ces deux balayeurs qui, sur le trottoir, discutaient.

Il y a la blancheur de ma chemise et le ridicule de mon noeud de cravate.

Il y a la joie de dessiner ce mouton miaulant parmi les flots, et le souvenir de Josépha qui le trouvait mignon.

Il y a le sentiment que chaque chose suffirait au bonheur ; et la certitude que cela n’est pas vrai, que nous ne nous contentons de rien, qu’il nous faut du débordement, du jaillissement perpétuel ; que notre bonheur a l’apparence d’une pâquerette s’agitant sous la brise d’été mais que son vrai visage est celui d’un Léviathan, d’un ogre jamais rassasié dont nous sommes les pantins.

Aldor Écrit par :

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