Le talon d’Achille


Repensant hier à la remarque d’Etty Hillesum qui écrit que nous avons souvent tendance à chercher en dehors de nous les certitudes et le sens de notre vie, je me disais qu’on peut probablement généraliser son propos et que la dépendance qu’elle évoque est sans doute universellement répandue – même si elle peut prendre des formes différentes de celles qu’elle cite : dépendance vis-à-vis des êtres qu’on aime, de la profession qu’on exerce, ou du statut social que cette profession nous donne.

Je pense que nous avons, tous autant que nous sommes, et parfois inconsciemment, un attachement particulier à quelque chose d’extérieur à nous-mêmes, chose que nous considérons comme nécessaire à notre définition, à notre être, à notre substance. Aussi dégagés, aussi détachés, aussi libres que nous puissions paraître par ailleurs vis-à-vis du reste, de ce monde dont parlent Paul et Augustin, nous avons, à cet endroit, une dépendance radicale aux choses qui fait que ça n’est pas seulement en nous-mêmes et par nous-mêmes, mais aussi par autre chose, que nous cherchons à nous construire, à nous définir et à nous épanouir.

Les formes les plus courantes de cet attachement sont évidemment la dépendance qu’on peut avoir à l’égard de ceux qu’on aime, sans lesquels on se sent abandonné et esseulé, seul au monde et perdu ; c’est la dépendance qu’on peut avoir vis-à-vis de son métier, qui précipite dans la dépression et le doute ceux qui, prenant leur retraite, ont l’impression de se décomposer et de n’être plus rien ; c’est évidemment aussi la dépendance physique aux drogues, à l’alcool et toutes ces addictions qui nous font projeter une part de nous-mêmes sur des objets.

Mais cette dépendance peut prendre d’autres formes : dépendance vis-à-vis de son corps et de sa beauté, qui mène au désespoir quand arrivent l’âge et ses flétrissures ; dépendance à l’égard de sa forme, de sa force, de ses capacités qui nous fait entretenir nos muscles comme un bibelot ; dépendance vis-à-vis des biens dont on s’est entouré et dont la disparition nous ronge ; dépendance vis-à-vis de ce qu’on croit être notre rôle, notre fonction, notre mission ; dépendance vis-à-vis de la perfection ou des règles et de la discipline qu’on s’est soi-même données ; et même, curieusement, dépendance vis-à-vis d’une conception idolâtre de Dieu ou du spirituel.

Nous pouvons bien, pour tout ce qui concerne le reste, être parfaitement maîtres de nous, libres et détachés, emplis d’une splendide équanimité ; nous pouvons bien regarder avec morgue et condescendance la dépendance de nos semblables à leurs amours, à leur travail, à leur bouteille ou à la chair ; nous sommes finalement comme eux et portons comme eux à notre flanc une faiblesse radicale qui saigne et nous laisse pantelants.

Cette faiblesse radicale, que nous partageons avec nos semblables, c’est notre talon d’Achille : nous pourrions nous croire immortels, invincibles et pareils aux Dieux mais un point existe, là, quelque part, en nous, qui n’a pas été trempé dans le Styx, et qui nous rattache au monde des humains. Nous sommes détachés de tout, emplis de sagesse et baignés de lumière, sauf en ce point là qui nous chasse de l’Olympe et de l’Eden, nous plonge dans l’ombre et nous relie, ce faisant, au monde des hommes – nous fait hommes : tête dans les étoiles et le ciel mais pieds ancrés dans le sol et la fange.

Il ne faut pas le regretter. Ce talon d’Achille, ce point qui saigne en nous et nous lance et nous blesse, cette plaie qui bée et se rappelle incessamment à nous, cette faiblesse qui fait que nous ne nous suffisons jamais totalement à nous-mêmes, est un rappel. Un rappel douloureux et que souvent nous ne voulons pas voir mais dont la prise de conscience nous corrige – à condition qu’il y ait prise de conscience. Cette plaie est en effet ce qui nous ramène à la réalité de notre être et ce qui, rabattant notre orgueil, nous force à l’humilité.

Quand nous le reconnaissons, quand nous comprenons que ce besoin de compter sur autre chose que nous-même, cette insuffisance, est le cœur même de notre humanité parce que tous nous la partageons, nous comprenons aussi qu’elle est le chemin de la compassion, de la compréhension des autres et de l’amour. C’est à travers elle et à travers le manque dont elle est le signe que l’amour se construit : nous ne nous suffisons pas.

Et c’est pourquoi cette faiblesse, cette part d’ombre qui gît en nous et nous décentre, faisant de nous des êtres instables et imparfaits, des êtres en manque et en attente, est aussi, quand elle est reconnue et acceptée vraiment, une force.


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Un commentaire

  1. Frédéric Lenoir, dans son « traité de la vie intérieure » disait que la notion de non-attachement était le point de désaccord qu’il avait avec le bouddhisme. On admet être attaché à bon nombre de choses, il a même vu des bouddhistes pleurer à la mort de leurs maîtres spirituels. Oui, cela nous rend vivants et nous permet de travailler sur nous. Nous fait évoluer. L’indifférence est le non-amour. Après, ce penchant aux dépendances rend l’humain « addict » à beaucoup de choses. Pour ma part, je travaille à l’équilibre mais ne réfrène pas mes goûts, mes affinités, mes sentiments, mon plaisir d’être chez moi etc.. J’essaie juste de ne pas en être esclave 🙂 Ton texte est très beau merci 🙂

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