Le masque de Peau d’âne

Last updated on 15 juin 2018


 

Le masque cache. Mais ce qu’il cache est souvent un autre masque, celui que nous portons tous les jours et affichons aux autres. Car dans les sociétés humaines, où rôle et fonction sont si importants ; dans nos sociétés modernes, où le jugement est si rapide, fondé sur le premier coup d’œil, sur le premier échange, sur la première rencontre, nous portons très souvent comme un masque social ce que les autres voient de nous. Et dans ces conditions, par un de ces paradoxes qui font la vie passionnante, porter un masque supplémentaire est parfois la meilleure façon de faire tomber les masques, la meilleure manière de susciter une approche et une parole vraies.

C’est le récit, que narrent les mythes et les contes de fées, du dieu, du prince charmant, du héros ou du saint qu’un sort a transformé en mendiant, et qui va, grâce au masque de la pauvreté, pouvoir connaître les vrais fidèles et le véritable amour. Parce que les personnes qu’il croise agissent avec lui comme avec le plus humble ; parce que la femme qui l’aimera n’aura pas été séduite par sa richesse, sa réputation, ses beaux habits, mais par son âme, son âme qui se révèle, restée seule intouchée sous les oripeaux du mendiant.

C’est le cas de Peau d’âne. Le vrai masque de Peau d’âne, ça n’est pas sa peau d’âne, c’est sa beauté et son titre de princesse, ces qualités auxquelles s’arrête la foule. La peau d’animal qu’elle revêt lui permet de jeter bas ce masque vulgaire, sur lequel le commun la juge, et de révéler sa vraie nature à ceux qui la cherchent vraiment, c’est-à-dire à ceux qui ne s’arrêtent pas à l’apparence des choses. Car le second masque, celui qui se place au dessus du premier, a cet autre pouvoir, immense : permettre de démasquer les hypocrites et les fourbes, ceux qui parlent d’amour et ne pensent que richesse, pouvoir ou jouissance.

Le second masque vient effacer tout ce qui en nous est superficiel et c’est pourquoi on peut le porter pour cacher le rictus dont le masque social a empreint notre visage, ce rictus devenu la seule chose que les autres voient. Ainsi, Romain Gary se libérant, avec le masque d’Émile Ajar, des habits compassés du diplomate, compagnon de la Libération et grand écrivain reconnu.

On peut, avec un masque, se libérer des préjugés, des pressentis, des prépensés qui accompagnent, qu’on le veuille ou non, notre passage dans le monde et qui de loin nous y précèdent : cette fonction qu’on occupe, et qui nous met en cases sur les réseaux sociaux ; cette beauté, qu’on a ou pas, et qui immédiatement nous classe dans telle ou telle catégorie ; cet âge qui s’attache à nous et qui fait qu’avant même d’avoir prononcé un mot, on aura été jugé ; ce genre, qu’on ne choisit pas et qui change tout à la façon dont on s’adresse à nous ; ce titre, ronflant ou modeste, qu’on affiche (ou non) – tous ces critères, tous ces éléments d’identité, tous ces rôles qui nous collent à la peau plus étroitement qu’une seconde peau et qui sont les seules choses que voient ceux qui nous croisent.

Le masque permet de passer outre cela car il oblige à prendre le temps de l’exploration, de l’attention et de la découverte. Il faut du temps à Belle pour découvrir que, derrière la Bête, se cache un coeur aimant et pur. Ce temps lui permet de percer la Bête à jour, de dévoiler sa vraie nature ; et il permet symétriquement à la Bête de mettre Belle à l’épreuve, de découvrir et de sonder son âme, et finalement de reconnaître sa pureté et sa clairvoyance.

Dans une société d’apparence, le masque peut être ce qui révèle.


 

PS : On aura reconnu, en introduction et conclusion de l’enregistrement de mes propos, la musique composée par Michel Legrand pour le très joli film de Jacques Demy.


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