Last updated on 30 août 2018
Il y a, au coeur des religions révélées d’occident, un point aveugle, officiellement rejeté comme hérétique et qui pourtant imprègne et irrigue toute la pensée et tous les comportements des croyants : l’encratisme.
L’encratisme est cette doctrine qui professe que les relations sexuelles (et la consommation de viande et de vin, ai-je depuis lors appris… quel rapport ?) sont mauvaises, qu’on peut bien, s’il le faut absolument, les admettre entre époux mais que c’est faute de mieux, l’idéal et la pureté étant dans l’ascèse, la chasteté, et plus radicalement la continence.
Cette doctrine, peut-être venue d’Inde, très répandue dans de nombreux milieux aux Ier et IIème siècles, à l’époque où l’on peut croire que le jugement dernier est proche, a été condamnée par de nombreux conciles, notamment celui de Nicée, et elle n’a plus été officiellement prônée, ensuite, que par des mouvements considérés comme hérétiques : Manichéisme et, plus tard, Catharisme. Et pourtant elle subsiste, comme en filigrane, au sein de l’orthodoxie chrétienne et catholique, appuyée, insensiblement par ses docteurs les plus éminents.
Ainsi l’apôtre Paul, dans ses épîtres, autorise-t-il bien le mariage. Mais de façon tellement précautionneuse ! Et en soulignant tellement quil s’agit là d’une concession et que le célibat est préférable !
« Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord et temporairement, pour prendre le temps de prier et pour vous retrouver ensuite ; autrement, Satan vous tenterait, profitant de votre incapacité à vous maîtriser. Ce que je dis là est une concession, et non un ordre. Je voudrais bien que tout le monde soit comme moi-même, mais chacun a reçu de Dieu un don qui lui est personnel : l’un celui-ci, l’autre celui-là.
À ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je déclare qu’il est bon pour eux de rester comme je suis. Mais s’ils ne peuvent pas se maîtriser, qu’ils se marient, car mieux vaut se marier que brûler de désir.«
Augustin, dont la jeunesse fut si dissolue et si pétrie de plaisirs charnels, tient, quelques siècles plus tard, un discours assez proche : sans doute reconnaît-il que le mariage est un sacrement et que les époux, de ce fait, se doivent l’un à l’autre ; sans doute même défend-il le mariage ; il n’en demeure pas moins que sa façon d’en parler est froide et distante, que son approche du mariage est essentiellement utilitariste (la génération) ; et que la belle notion de chasteté (qui est respect et reconnaissance de l’altérité de l’autre) devient chez lui refus du plaisir. Il ne cache d’ailleurs pas, en définitive, qu’à ses yeux, la chasteté dans la continence est préférable à la chasteté dans le mariage.
Au cœur enfin du christianisme catholique, trône le vœu de continence prêté par les clercs qui souligne l’importance donnée par l’Eglise à l’absence de relations sexuelles.
L’Eglise n’accorderait pas une telle importance à la sexualité si celle-ci n’était une des dimensions primordiales de l’existence humaine. La focalisation des religions sur la sexualité est d’abord un hommage qui lui est rendu. Mais pourquoi vouloir à ce point la contrôler, l’encadrer, l’enfermer dans un rôle négatif, y compris lorsque elle est chaste – je veux dire célébrée dans l’amour ?
Il y a sans doute des explications psychologiques : l’asservissement des pulsions sexuelles permet de canaliser l’énergie et de la tourner vers des activités jugées socialement plus utiles : la sublimation sexuelle est à l’origine de bien des créations. Ou encore : maîtriser sa sexualité est une discipline dont le respect permet de bâtir un homme (ou une femme, évidemment) plus fort parce que maître de ses instincts.
Il y a peut-être aussi des raisons que je ne sais comment qualifier, qui relèvent d’une sorte de pensée magique : se contraindre, se dompter, c’est montrer son dévouement à Dieu, et qu’on est méritant ; sacrifier à Dieu sa sexualité, qui est ce que nous portons en nous de plus puissant, c’est reconnaître que nous nous livrons à lui et que nous acceptons qu’il soit le seul maître de notre plaisir, de notre extase ; c’est une reconnaissance de soumission. Ou encore : le seul époux ou épouse du croyant, c’est le Christ et c’est à lui que tout est dû, le détachement d’envers les créatures étant la preuve de notre union monogamique à lui seul.
Il y a enfin, certainement, une conception du corps, hérité du platonisme et du manichéisme, qui considère la chair et le corps comme appartenant au monde du mal et de Satan, qui considère que la grandeur et l’élévation de l’homme sont uniquement dans son âme, que le corps n’est que pesanteur et instrument de chute, et que l’objectif de l’être humain doit être de s’en détacher et de s’en purifier. Conception qui fait fi de l’incarnation, du rôle éminent du corps, de l’importance de cette tension qui fait des hommes des créatures plus riches que les anges (car telle est la prééminence des choses humaines)
Mais il y au fond aussi, je crois, une explication plus profonde, plus globale, qui apparaît clairement quand Augustin parle des vases – parabole Ô combien appréciée de l’aimée – ces vases qui, pour pouvoir se remplir de l’amour de Dieu, devraient d’abord être vidés et nettoyés de l’amour des créatures parce qu’ils ne pourraient contenir l’un et l’autre :
« Nous l’avons déjà dit à l’occasion : vide ce qui doit être rempli. Ce qui doit être rempli par le bien, il faut en vider le mal. Suppose que Dieu veut te remplir de miel : si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel ? Il faut répandre le contenu du vase ; il faut nettoyer le vase lui-même ; il faut le nettoyer à force de travailler, à force de frotter, pour qu’il soit capable de recevoir autre chose. »
C’est que l’amour, pour Augustin, est une substance statique et non dynamique; incompressible et non élastique, quelque chose qui s’économise et ne se multiplie pas. Et dans cette économie de l’amour là, ce qui se donne à l’un ne se donne pas à l’autre : soit on aime Dieu, soit on aime le monde et ses créatures ; mais qu’on puisse, partant de l’amour du monde et de ses créatures et justement à cause de cet amour, aimer Dieu ; que l’amour (véritable, évidemment) pour un être puisse justement être ce qui conduit à l’amour du tout, cela n’est, semble-t-il, pas imaginé par Augustin pour qui les deux amours sont distincts, contradictoires, et ne forment pas continuum.
On en revient à nouveau ici à cette opposition, souvent rencontrée, entre une vision du monde structurée par le de Ou et une vision du monde structurée par le Et. Pour Augustin, pour Paul, pour l’Eglise catholique, on ne peut vraiment embrasser Dieu qu’à condition d’avoir renoncé au monde et aux amours terrestres.
Pour d’autres, dont je suis, c’est exactement le contraire : un amour sans objet incarné se vide rapidement de toute substance, devient vite une abstraction d’amour, une sorte d’idolâtrie tournant en rond ; et c’est l’amour charnel qui, ayant un objet vivant et réel, complexe, changeant, qu’il faut apprendre à aimer dans sa totalité, avec toutes les difficultés que cela soulève – c’est cet amour là qui ouvre la porte et montre la voie de l’amour divin, dont il n’est qu’une des manifestations car il n’y a qu’un amour – ce que savent tous les amoureux du monde.
« Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas »
On aura évidement reconnu, en introduction Je t’aime, moi non plus, de Serge Gainsbourg, chanté par Jane Birkin et Serge Gainsbourg.
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Une fois de plus, je savoure cette mise en perspective de ta réflexion avec la mienne récente, qui m’amuse – et me mobilise ! – d’autant plus que nos positions sont pour le moins différentes… sur des sujets communs. Tu imagineras donc sans mal combien Saint Paul ou Saint Augustin m’exaspèrent ! 🙂 En revanche, je sais ce que tu entends par « divin », cette conscience d’un amour plus grand que celui dans lequel notre enveloppe corporelle nous confine. Mais pour moi, ce n’est pas l’état amoureux (dont j’ignore presque tout) qui m’aura enseigné cela, mais une « perception héritée » dont j’ai eu conscience très jeune. Au point de trouver en comparaison que la religion manquait d’imagination 😉
Ah ! Esther ! Qu’il est amusant (et agréable) de prendre conscience de la diversité des approches.
Ah bon ? Pas fan de Saint-Augustin ? Même pas de Thérèse ? 😅
Haha. Moqueur 😀
[…] voit dans sa conception de l’amour – j’en parlais l’autre jour à propos de l’encratisme : pour certains, l’amour est source de joie, de bonheur, d’embellissement de soi, des […]
D’ abord merci car j’ignorais ce mot « encratisme » 🙂
Le passage de St Paul que vous citez a été repris par l’Église pour justifier la préférence du célibat au sein du Clergé il me semble. Bien qu’étant catholique pratiquante, je ne valide pas forcément tous les positionnements des croyants et ministres de Dieu. De ce fait, je ne tiens pas pour « parole d’évangile » sans mauvais jeu de mots, toutes les considérations de personnes, fussent-elles St Augustin. Je crois, que ces personnes tout comme les apôtres et autres rédacteurs des épitres et autres écrits bibliques ou exégèses, sont à comprendre dans le contexte dans lequel elles vivaient lorsqu’elles ont écrit. Je ne suis pas très surprise de cette vision, compréhension étriquée du message biblique étant donné l’ époque. En revanche la force du christianisme est d’avoir réussi, tant bien que mal c’est vrai, et on est encore loin d’avoir fini, à « s’ouvrir et s’adapter » à l’évolution des moeurs, et surtout à accepter la liberté des fidèles à embrasser ou non certaines pratiques et croyances. Après, tout un chacun doit avoir le courage de critiquer certaines choses, de les appliquer ou pas, et aussi accepter que d’autres au contraire, consentent à appliquer ces choses. Je ne sais pas si c’est clair. Votre article est agréable à lire et aborde plusieurs choses. Il faudrait un livre pour en discuter 🙂