Dans Le Très-Bas, qui est un petit livre consacré à François d’Assise, Christian Bobin écrit la chose suivante :
Si l’on veut connaître un homme, il faut chercher celui vers lequel sa vie est secrètement tournée, celui à qui, de préférence à tout autre, il parle, même quand apparemment il s’adresse à nous. Tout dépend de cet autre qu’il s’est choisi. Tout dépend de celui auquel il s’adresse en silence, pour la considération duquel il a accumulé faits et preuves, pour l’amour duquel il a fait de sa vie ce qu’elle est. Pour la plupart, il n’y aura jamais eu qu’un seul interlocuteur : le père ou la mère, figures souveraines par leur absence, écrasant la vie de tout le poids de ce qu’elles n’ont su donner. Regarde ce que je fais. C’est pour toi, c’est pour obtenir ton amour, c’est pour qu’enfin tu tournes les yeux vers moi, que tu me donnes avec la pleine lumière de tes yeux la certitude d’exister. Beaucoup sont ainsi soumis à une ombre, reclus au jardin de leur père, dans la chambre de leur mère, poursuivant jusqu’au soir de leur vie les suppliques à l’absent.
Peut-être ai-je ainsi un interlocuteur secret. Peut-être est-ce à mon père ou à ma mère que je m’adresse quand je parle. Je ne le sais pas. Je ne l’exclue pas. Je suppose qu’il est difficile de s’en rendre compte.
J’ai l’impression parfois, quand me parle celle que j’aime, de n’être pas le vrai interlocuteur. Que c’est à un autre, et peut-être d’abord à elle-même, que ses paroles sont destinées, qu’elle renvoie des méchancetés subies.
A moi aussi, cela m’arrive : me parler à soi-même à travers un autre. Et entendre autre chose que les paroles qui me sont dites quand un autre, et surtout elle, me parle : n’entendre que ma peur.
Transparence. Chercher la transparence à travers toutes ces réflexions, toutes ces paroles qui s’échangent et rebondissent, ces craintes et ces espoirs qui se mirent ou se déforment dans le miroir de l’autre, ces mots à d’autres destinés qu’à ceux auxquels on parle.
Et avancer pourtant dans ce labyrinthe, guidé par le fil d’amour.
encore une réflexion qui me parle….à la tête…..au cœur………..
bien souvent et depuis très longtemps j’ai conscience, j’ai l’impression qu’en m’adressant à l’Autre, en fait je me parle, je m’écris à moi-même…….et peut-être que le blog me permet d’expérimenter si oui ou non je parle aussi ou ‘vrai-ment’ à l’Autre……….
“Vrai-ment”… On lacanise ?
si ça vient de lacan alors parfois, oui……quand le texte s’y prête
Ah ? Maly ? J’aurais dit les choses autrement : le blog est une façon pour moi de clarifier la part des propos qui sont consciemment destinés à la fois aux autres et a moi-même. Une sorte de purge…
Je suppose que tu imagines mon sourire “entendu” en lisant ton billet ce matin. Nos réflexions se croisent si souvent 🙂 Ici, j’ai tant de choses à partager que le format des commentaires ne convient pas, sous peine d’alourdir et de fragmenter mes pensées. Je réfléchis et reviens sous peu ^^ En revanche, pour avoir lu toute l’œuvre de Bobin, je peux déjà te dire que les figures du père et de la mère qu’il évoque restreignent pour moi le champ de la question qu’il pose, à savoir in fine “A qui parle-t-on ? ” ; je pense que son histoire personnelle biaise ici son texte, et que cet interlocuteur final peut prendre bien d’autres dimensions et incarnations…
Merci de ton éclairage, Esther. Et oui : tu as raison. Sans penser spécifiquement à toi, je me disais bien, en parlant et écrivant, que tu connaissais certainement ce genre de choses. Et en écrivant ceci, à cet instant, je me dis que Nathalie Sarraute devait également bien comprendre ce dont il s’agit.
Pour moi il n’est pas difficile de me rendre compte que je parle encore et encore à ma mère, exigeante et demandant toujours l’impossible. Je suis d’ailleurs en pleine réflexion sur le sujet, pour enfin me détacher de ce perfectionnisme culpabilisant qu’elle m’a inculqué.
“Et avancer pourtant dans ce labyrinthe, guidé par le fil d’amour.” C’est très beau Aidor. Merci de tes mots.
C’est tellement vrai ce que vous dites. J’ai dix petits enfants et la présence de mes parents est toujours présente dans tout ce que je fais.
Charef
Merci Charef. Je trouve moi aussi cette idée de Christian Bobin extraordinairement juste.
Sensation tellement étrange de se rendre compte que la personne qui te parle, ne te parle pas à toi. Vécu. Je me dis que parfois “l’autre” est un filtre au travers duquel on se cherche, et vice versa. Ton post me pousse à réfléchir à ce qu’il en est pour moi 🙂 Je vais me parler en tête à tête…
Oui Dom. Quand on s’en rend compte c’est assez bouleversant parce qu’on se dit qu’il y a tant de malentendus possibles, tant d’incompréhension, y compris vis-à-vis d’êtres dont on est proche.
C’est assez terrible, en fait.
A qui parle-t-on vraiment ? Question intéressante. En tout cas, toi, tu me parles chaque fois que tu écris…
😉
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Merci Célestine pour ce gentil compliment.
En relisant ton texte et les commentaires qui l’accompagnent, j’ai trouvé l’image de filtre utilisée par Dom très expressive pour répondre à cette question que tu poses “A qui parle-t-on vraiment ? “. Tout comme a été pour moi une illustration infiniment éclairante de découvrir que l’autre nous est d’abord une “surface” sur laquelle nous projetons questions, doutes, peurs, méchancetés subies… que nous nous parlons à nous-mêmes, comme tu le dis si bien ici. Ce n’est qu’une fois que nous avons compris cela que nous pouvons peut-être commencer à voir l’Autre tel qu’il est, à écouter ce qu’il a à dire, plutôt que d’écouter l’écho que sa surface nous renvoie de nos propres paroles. Mais pour véritablement dialoguer, il faut que cette compréhension soit acquise aux deux parties… et c’est là que la synchronicité fait si souvent défaut. Pour moi, la majeure partie du problème que soulève ta question est là : le chemin pour nous dépouiller de tout ce qui “parasite” nos interactions est long, et quand on est enfin prêt, il est souvent trop tard pour réparer les dialogues non advenus… ou en initier d’autres. Il nous reste la possibilité d’écrire, me diras-tu 🙂
Ce que tu dis est terriblement triste, Esther. Et c’est certainement vrai dans bien des cas, dans la plupart peut-être. Que cela est long !
J’aimerais tant que mon expérience puisse me faire dire autre chose.
Il m’a fallu longtemps, Esther, pour comprendre qu’une grande partie des choses que nous nous reprochons les uns aux autres est ce que nous nous reprochons en fait à nous-mêmes. Et là c’est un nouveau pas : ce que nous disons ne s’adresse pas toujours à notre interlocuteur mais souvent encore à nous-même ou à un autre dont le jugement ou la présence, ou l’absence nous hante.
Et je ne suis pas sûr qu’on arrive un jour à faire la part des choses.
C’est là, je pense (mais peut-être me trouveras-tu optimiste) que l’amour entre piste qui permet d’accorder sa foi, de transcender tous ces jeux de miroirs entre lesquels on ne peut que s’égarer à l’infini.
Mais il est vrai aussi, paradoxalement (enfin, est-ce si paradoxal ?) qu’on est plus facilement prêt à pardonner à l’autres les errements causés par ce jeu de miroirs où il s’est enfermé qu’à reconnaître que nous-mêmes sommes soumis aux mêmes errements…
L’affaire de plus d’une vie, oui.
Ce que je comprends ici en te lisant, c’est que tu as déjà fait une grande partie du chemin 🙂
Et pour une fois, tu me trouveras optimiste si je te dis que je pense que c’est à partir du moment où l’on comprend – et surtout où l’on accepte- l’idée que c’est à nous-même ou à un autre que nous parlons, que nous pouvons arriver à faire la part des choses. Et cesser de nous égarer dans ces jeux de miroir, comme tu dis. Enfin, c’est l’expérience que j’en ai, et cela a changé radicalement ma façon de fonctionner et de dialoguer avec les autres.
Alors bien sûr l’amour aide, mais à mon sens, il ne peut faire l’économie de cette compréhension de notre mécanique de dialogue, ne serait-ce que parce que si nous ne résolvons pas ce que nous nous reprochons à nous-même à travers l’autre, nous lui en faisons – consciemment ou non- porter le poids, voire la responsabilité. De ce que j’en sais et vois autour de moi, la foi accordée ne résiste pas longtemps au reproches et ressentiment qu’on choisit de ne pas élucider… même pour les transcender, et même si c’est un mouvement du cœur que je trouve touchant et tout à ton honneur.
Et enfin, mais peut-être est-ce une disposition particulière chez moi, je suis comme toi encline à pardonner facilement à l’autre ces errements ; mais je me considère toujours a priori soumise au même postulat : sans doute une posture héritée de mon éducation, dans laquelle quand je reprochais quelque chose à quelqu’un mes parents n’avaient de cesse de me dire de regarder la poutre dans mon œil avant la paille dans celle du voisin etc… 🙂
C’est l’affaire d’une vie, oui, parce qu’on ne nous apprend rien sur ce sujet de la mécanique relationnelle et du dialogue à l’autre quand nous sommes enfants. Ce qui pourrait pourtant nous faire gagner tant de temps, et épargner autant d’errements… Je m’applique donc à transmettre tout cela à mes enfants 😀
Merci Esther de ce grand dialogue.
Une grande partie du chemin, une grande partie du chemin… J crois qu’il y a vraiment beaucoup entre s’apercevoir de cela et en tirer vraiment les conséquences pour soi. Et puis renouveler cette prise de conscience et ce retour sur soi sans s’endormir sur ses pseudo-lauriers en pensant qu’on l’a fait et qu’on est donc vacciné.
Non, je crois que c’est vraiment difficile.
Je te remercie tout autant de réfléchir avec moi, et donc de m’aider à réfléchir sur moi 😉
Oui, ce qui est dfficile est de passer en l’occurrence de la pensée à la mise en pratique de cette compréhension dans sa dynamique de relation. En revanche, mon expérience est que cet éclairage n’a pas besoin d’être renouvelé , en tant qu’il vaccine une bonne fois pour toutes : une fois intégré de manière consciente, j’ai été stupéfaite de constater que cela modifiait radicalement ma manière d’agir, et notamment lorsque j’entrais en relation avec de nouvelles personnes. Je ne me reconnaissais plus 😉
Pour finir, je crois que la différence se joue dans l’ancienneté de la relation. Changer vraiment de dynamique avec quelqu’un avec lequel on a été dans un certain mode pendant des années est à mon sens impossible. Surtout si l’autre ne fait pas cette prise de conscience en même temps que nous. En revanche, avec de nouvelles personnes, cela marche, enfin pour moi cela fonctionne.
Il y a donc une porte de sortie à ce labyrinthe 🙂