Amour et vérité


 

Dans un extrait d’une émission de télévision archivé par l’INA et diffusé sur Facebook, Vladimir Jankélévitch déclare que l’amour est au-dessus de la vérité et même qu’il est plus vrai que la vérité.

Reprenant et transposant l’anecdote racontée par Kant, il déclare que la personne abritant des résistants chez elle et qui, interrogée par la Gestapo, avouerait à celle-ci qu’elle cache des résistants, dirait certes la vérité mais serait un gredin. Car si Kant met la vérité au-dessus de tout, ce n’est pas le cas de Jankélévitch qui estime que d’autres valeurs lui sont supérieures, par exemple le bien ou l’amour.

La thèse de Jankélévitch est attrayante. Quand je l’ai entendue, et quand j’ai pris, ce matin, mon micro, pour parler de cela, j’étais convaincu de sa justesse : Je pensais à Etty Hillesum cachant la vérité aux jeunes femmes de Westerbork et qui avait bien raison d’agir ainsi, car, à ce moment là, le réconfort valait plus que toute vérité. La position de Kant, au contraire (ou celle de Saint-Augustin, que Jankélévitch met justement dans le même sac) est tellement rigoriste, tellement froide, tellement intellectuelle et dénuée d’affect, tellement mécanique ! 

Mais y réfléchissant, je suis moins convaincu.

Kant essaie, je crois, de trouver une ligne de conduite, une règle qui soit universellement applicable. Et la vérité peut sans doute fonder une telle règle parce que la vérité est objective, qu’on peut s’y confronter et qu’elle apparaît à tous de la même manière. Mais l’amour, c’est beaucoup plus compliqué.

Il y a un vrai amour, qui transcende tout, qui est celui dont parle Paul sans lequel tout sonne creux. C’est celui que Jankélévitch a en en tête et qu’il cite d’ailleurs explicitement. Certains d’entre nous le connaissent. Mais il y a tellement aussi de faux amours, d’amours blessés, obérés, niés, pervertis par la peur ou l’orgueil ; tant d’amours qui ne se sont pas déployés ou se sont repliés dans l’effroi et la crainte… Le Grand inquisiteur des Frères Karamazov croit sans doute aimer les hommes, comme l’O’Brien de 1984 et même les croisés massacrant à Saint-Jean d’Acre pour le salut des âmes des Infidèles…

Il y a tellement d’amours – ou plutôt tellement de manifestations incomplètes, inachevées, handicapées de l’amour – qu’on peut probablement, croyant sincèrement agir en son nom, faire tout et n’importe quoi. Et la vérité de l’amour étant dans l’intention, dans la pureté de l’intention, elle peut fort bien ne pas être visible, ce qui la rend indiscernable.

Alors, c’est absolument vrai : une action guidée par l’amour  – je veux dire : le vrai amour – sera toujours, dans son essence, infiniment supérieure et préférable à une action guidée par le seul souci de la vérité. Mais le critère de la vérité est réfutable alors que celui de l’amour ne l’est pas  : si, prétendant être guidé par la vérité, je ne le suis en fait pas, cela aura plus ou moins vite fait de se voir. Mais des siècles pourront être nécessaires pour réaliser que ce qu’on prétendait être guidé par l’amour l’était en fait par autre chose.

Et c’est pourquoi la position de Kant, dans son rationalisme froid, est peut-être finalement plus praticable que celle de Jankélévitch.

 

Aldor Écrit par :

6 Comments

  1. 2 septembre 2019
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    J’aime vraiment tes réflexions et le fait que tu nous fasses réfléchir aussi, enfin pour ma part ! Alors certes, il y a des faux amours, aujourd’hui on met l’amour à toutes les sauces … Mais il y aussi des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, trop dures et impossible à entendre ! Dans le préambule tu parles de la vérité, la vraie, l’indiscutable prenons alors l’amour vrai, pur et indiscutable. Et entre les deux positions, dans l’hypothèse de l’amour vrai, Jankélévitch l’emporte haut la main sur Kant à mon humble avis 😊

    • 7 septembre 2019
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      Tu as raison, Catherine. Et tu as bien fait de corriger : si je parle de la vérité vraie, il faut que je parle aussi de l’amour vrai. Et alors, l’amour est supérieur à la vérité.

  2. 2 septembre 2019
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    L’amour est vrai. Sinon il ne mérite pas le nom d’amour.
    On parlera de désir, de possession, de convoitise, d’addiction, de dépendance, de soumission, d’adulation, de manipulation, et de bien d’autres choses encore qui sont des masques, mais en aucun cas de l’amour.
    Mais ce n’est que mon avis.
    Bisous cher Aldor
    •.¸¸.•`•.¸¸☆

    • 7 septembre 2019
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      Oui, oui, oui, Célestine, même si on s’y laisse parfois – souvent – prendre.

      Ton avis est très juste, Chere Célestine .

  3. 5 septembre 2019
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    quand on ne dit pas la vérité à quelqu’un, ça peut aussi vouloir dire (inconsciemment souvent) qu’on ne le pense pas capable de la soutenir, l’encaisser, cette vérité…….ainsi on victimise l’autre…..et la question est de savoir si ça l’aide ou pas?

  4. 9 septembre 2019
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    On peut aimer quelqu’un d’un amour véritable mais lui mentir de peur de ne pas être aimé en retour. Cette forme d’amour n’est pas la plus belle, mais elle existe pourtant. L’amour, la vérité, un mariage pas toujours évident…

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