C’est Mozart qu’on assassine


Assis l’autre jour dans la salle d’attente d’un cabinet médical, j’entendais la secrétaire expliquer à une interlocutrice au téléphone que, si elle avait momentanément interrompu leur conversation, ça n’était pas par méchanceté contre elle mais parce que, s’occupant non seulement de répondre au téléphone mais aussi de l’accueil, de la préparation des dossiers et de l’encaissement, elle devait parfois mettre ses interlocuteurs en attente. Mais la dame n’était visiblement pas convaincue et elle répetait son explication, avec calme et gentillesse.

J’avais été reçu par le médecin, qui m’avait parlé avec compétence et cette rondeur qu’on aime tant retrouver chez les docteurs ; une doctoresse pleine de savoir et de prévention m’avait examiné le fond de l’œil et, patientant entre deux examens, j’avais vu dans la cour un beau vélo avec des freins à disques.

Il y avait, chez cette secrétaire, chez ce docteur, chez cette doctoresse, dans celui qui avait conçu ce vélo et dans celui qui l’avait fabriqué, et aussi chez cette dame un peu paranoïaque qui parlait au bout du fil, des immensités de savoir, de compétences, de sensibilité, d’habileté. Tous savaient, d’un tour de phrase, d’un tour de main, d’un mouvement infinitésimal des yeux, d’un tonalité légèrement différente de la voix, d’un positionnement à peine modifié des doigts, donner un autre sens et une autre saveur, et percevoir les changements les plus infimes. C’était, à chaque instant, un feu d’artifice d’attention, d’émotions, de sentiments, de maîtrise de soi, de précision du geste, de la parole, de l’attitude.

Il y a en chaque homme, aussi commun et dénué de qualités particulières qu’il soit, une galaxie de connaissances, de compétences, de qualités. L’homme le plus obscur est un puits rempli d’étoiles qui brillent dans les actions les plus banales et les plus quotidiennes. Nous ne les voyons pas comme nous ne voyons pas la beauté des fleurs, des nuages, des visages, la beauté débordante du monde qui nous entoure, parce que nous avons appris à vénérer l’exceptionnel, le rare, l’unique, et à négliger ou mépriser le banal et le commun. Et pourtant, que de beauté dans les beautés communes, que de talents dans cette foule innombrable que je côtoie à chaque instant !

« C’est Mozart qu’on assassine » disait, à la fin de Terre des hommes, Antoine de Saint-Exupéry, parlant des enfants qu’on laisse mourir ou qu’on laisse dans l’ignorance ou sans éducation de leurs talents. C’est aussi Mozart qu’on ignore dans chacun de nos semblables, ce pourquoi la vie, même la plus banale, même la plus obscure, même la plus commune, est infiniment digne et précieuse.


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3 Comments

  1. 19 juillet 2020
    Reply

    C’est très beau ! J’aime ton humanité au travers de cette description de la beauté qui se trouve en chacun. Amitiés Aldor.

  2. […] pensait à cette phrase d’Antoine de Saint-Exupéry qui, au spectacle de jeunes enfants entassés dans des trains indiens, s’écriait : “C’est […]

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