“Je crains les Grecs et leurs cadeaux” dit Laocoon, fils de Priam et prêtre de Poséidon lorsqu’il aperçoit, devant les murailles de sa ville, le grand cheval de bois abandonné par l’ennemi grec.
On sait qu’il avait raison de se méfier puisque, de l’idole introduite dans les murs, de ce cheval de Troie, surgiront, la nuit venue, des guerriers qui ouvriront les portes de la ville aux troupes grecques, entraînant la chute et la ruine d’Ilion.
Il a raison, Laocoon, de se méfier des prétendus cadeaux de l’ennemi. Mais on ne peut pas, d’un autre côté, toujours juger les actes, les choses, les cadeaux, les paroles, à l’aune de qui les fait, les porte, les prononce. On ne peut pas toujours superposer à la réalité objective du monde la connaissance que nous croyons avoir des intentions ou des pensées des autres. Nous ne pouvons pas toujours projeter sur le monde objectif le monde subjectif que nous portons en nous et qui peut déformer notre perception, nous empêchant de voir ce qu’il en est vraiment.
Ainsi, l’autre jour, dans une discussion au bureau, Z. qui réagit violemment à un propos, maladroit, que j’ai tenu, y décelant une allusion, une critique, un sens, que je n’avais pas du tout en tête. En fait, elle n’a pas écouté ce que je disais vraiment ; elle a seulement entendu ce que, me connaissant ou croyant me connaître, elle a imaginé que je pourrais dire. Et non contente de m’avoir mal compris, elle renchérit, ajoutant quelque chose qui n’a plus aucun rapport avec notre conversation et qui est probablement une simple projection de ses propres pensées, de ses propres angoisses, qu’elle me colle sur le dos pour s’en débarrasser comme on le fait d’un mistigri.
J’ai déjà connu ça avec K., ce sentiment d’être pris pour un autre ; et plus précisément d’être pris pour l’écran de projection, le bouc émissaire de sa propre mauvaise conscience. Et évidemment, il doit m’arriver, à moi aussi, d’agir de même, et comme Laocoon, d’interpréter le spectacle du monde au travers de mes propres connaissances, de mes propres craintes, de mes propres angoisses ou de mes propres espoirs, ne portant qu’une très faible attention à ce qu’il est vraiment.
Tout cela est très banal, très courant, très humain, et résulte probablement d’une nécessité atavique de prendre des décisions rapides : en première instance et avant toute analyse, on fait confiance à notre expérience, à ce que l’on sait de nos interlocuteurs, à ce que nous pressentons de leurs motivations ; et notre seul repère étant nous-mêmes, c’est notre façon de voir et d’agir que nous plaquons sur eux.
Nous agissons tous comme Laocoon et, comme son exemple le montre, nous avons en partie raison. Mais ce réflexe de survie, qui nous porte à craindre ce que font nos ennemis, à aimer ce que font nos amis et à projeter notre pensée sur le monde, nous interdit aussi d’en percevoir la réalité vraie, recouverte qu’elle est d’une couche épaisse de préjugés.
Et comme toujours, la difficulté et l’objectif est de tenir les deux bouts, de ne se laisser aveugler ni par ses préjugés ni par l’évidence d’une réalité totalement abstraite du substrat que nous lui connaissons. De naviguer, l’esprit alerte, entre Charybde et Scylla, pour revenir à Ulysse.
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