Ça ne devrait pas être nécessaire ; qu’il est triste de devoir en arriver là ! Mais c’est ainsi : il faut, pour tenter de limiter les dégâts que nous causons, pour laisser une chance au monde et aux êtres, nous y compris, de n’être pas entièrement détruits, salis ou irrémédiablement perturbés par notre avidité, mettre des espaces à l’abri de notre voracité, de notre propension à mettre la main sur tout. Il faut instaurer des réserves, des parcs naturels, délimiter des espaces et des zones volontairement soustraites à notre cupidité.
Quelle insulte à notre intelligence, à notre raison, à toutes les qualités et vertus que nous portons en nous, de nous retrouver dans cette situation où, comme Ulysse ou bien plutôt comme le Docteur Jekyll, nous devons nous entraver pour éviter de commettre le pire : un ivrogne incapable de se contrôler et qui doit s’enchaîner pour ne pas semer la catastrophe dans ses périodes d’ivresse.
Nous devrions le sentir qu’un moment vient où nous allons trop loin, où, à force d’exploiter, de gratter, de piller ; de répandre partout goudron, fumées, plastique ; de chercher des nodules, du sable et de l’eau fraîche, nous épuisons la poule aux oeufs d’or. Mais c’est plus fort que nous : nous ne pouvons nous empêcher de grapiller ce qui peut l’être encore, de tendre la main.
C’est pourquoi il faut, contre nous-mêmes, contre ces arguments que nous savons si bien construire, contre ces justifications que nous savons si bien présenter, revenir aux choses simples : aussi éminente soit notre place dans la création, nous ne sommes pas tout, la nature n’est pas nôtre, elle n’est pas notre bien. Et puisque nous ne pouvons nous empêcher de piller et ravager ce qui est entre nos mains, laissons hors de notre portée ces territoires, ces aires marines, qui sont encore loin de nous. Interdisons-nous d’y toucher et de céder aux sirènes intéressées qui voudraient nous y inciter.
Il faut, indéfiniment, revenir à Morel, ce personnage des Racines du ciel, de Romain Gary, qui lutte pour sauver les éléphants, ces animaux anachroniques et inutiles, parce qu’il faut “laisser de la marge“, laisser une place à autre chose qu’à l’avidité destructrice des êtres humains.
“Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”
L’inspiration de ce post est le papier de Claire Nouvian sur les zones de protection forte qui m’avait été signalé par Hélène Peskine.
On pourra lire a ce propos :
- La tribune de Claire Nouvian dans Le Monde ;
- Le décret n° 2022-527 du 12 avril 2022 pris en application de l’article L. 110-4 du code de l’environnement et définissant la notion de protection forte et les modalités de la mise en œuvre de cette protection forte.
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