Le nécessaire, le nuisible et les prix

Quand un bien est absolument nécessaire et qu’il devient très difficile à certains de se le procurer, la mission de l’État, des pouvoirs publics, est, dans la mesure de leurs moyens, de le rendre disponible et accessible en quantité suffisante. Pas forcément gratuit car la gratuité peut inciter au gaspillage  mais accessible à tous. Et s’il le faut, d’en réglementer la distribution pour interdire la spéculation.

Quand un bien ou un agissement est néfaste à la collectivité, la mission de l’État et des pouvoirs publics est de rendre impossible sa diffusion, son utilisation, au moyen notamment de la loi, de la norme, de l’interdiction, de la pénalisation, de la mise en accusation et de la condamnation de ceux qui le diffusent ou le mettent en oeuvre.

Dans le large entre-deux, qui concerne ce qui n’est ni absolument nécessaire à chacun, ni absolument néfaste à la collectivité, il n’est pas forcément besoin d’intervenir de façon forte par la réquisition ou l’interdiction mais l’État et les pouvoirs publics peuvent laisser faire le marché ou inciter, l’incitation par les prix étant relativement simple et efficace. Ainsi le tabac, qui nuit notamment à qui en fait usage, est fortement taxé, ce qui incite les utilisateurs à s’en dispenser tout en finançant la Sécurité sociale.

On ne saurait, en revanche, utiliser l’incitation par les prix pour ce qui est nécessaire à chacun ou franchement néfaste à tous. L’État ne peut pas plus laisser dériver le prix de l’eau potable au point que certains n’aient plus les moyens d’étancher leur soif qu’il ne peut se contenter de mettre une taxe sur le droit de tuer ou de mettre à l’amende les meurtriers. Ce qui est individuellement nécessaire ou collectivement néfaste, ce qui est de l’ordre de l’absolu, ne peut être régi (au moins quand des tensions apparaissent, pas forcément tout le temps) que par la norme : contrôle des prix, réquisition, interdiction – même si ça n’est pas là le moyen le plus économiquement efficace d’allouer les moyens.

On ne peut pas reconnaître le caractère absolument indispensable d’un bien et accepter que son accès soit interdit aux pauvres ; pas plus qu’on ne peut désigner un comportement comme socialement néfaste et le laisser accessible aux riches. En conservant cette dissymétrie entre ce qui est dit ou pensé, d’un côté, et ce qui est fait, de l’autre, on crée une dissonance cognitive qui ruine l’édifice, un sentiment d’injustice qui sape tous les efforts demandés.

Ce phénomène devient plus insupportable encore quand (comme c’était déjà le cas avec la taxe carbone) le même bien est à la fois considéré comme indispensable à la vie quotidienne et collectivement néfaste sur long terme ; et qu’on envisage d’en réglementer l’accès pour ce qui est de sa dimension nécessaire sans toucher au droit des plus riches à en abuser pour leurs loisirs.

S’il est nécessaire de baisser nos émissions de carbone, il y a d’ores et déjà plein de bonnes raisons qui justifient qu’on instaure dans de nombreux cas des transitions, des exceptions, des modalités particulières ; mais la discrimination par les prix, qui conduit à ce que, toutes choses égales par ailleurs, les plus fortunés aient la possibilité de persévérer dans des comportements dénoncés comme nuisibles et interdits pour cette raison aux autres, ça ne peut pas marcher.


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