Je suivais l’autre jour (je veux dire : je marchais derrière) une jeune femme portant des bottines marron et des bas noirs. Et j’étais fasciné par les pas de cette femme, le spectacle de ces mollets gainés de noir avançant dans ces bottines.
Il y avait certainement, dans cette fascination, une dimension érotique qui, je le dis sans fierté mais sans honte, se niche chez moi un peu partout et trouve, grâce à Toulouse-Lautrec et à Manet, un aliment particulièrement riche dans les mollets, les bottines et les froufrous. Mais il y avait aussi, au-delà de ce fantasme (que je qualifierais paradoxalement de platonique), l’attrait et la fascination que, depuis toujours, exercent sur moi les jambes et la station debout, cette capacité que nous avons, avec d’autres animaux d’ailleurs, à nous tenir et à avancer en nous appuyant sur deux points.
L’histoire, que je sais romancée, de Lucy décidant un jour de se dresser sur ses deux pattes arrières parce que cela permet de mieux distinguer ce qui arrive au loin dans la savane (et est accessoirement plus pratique pour danser sur un air des Beatles), cette histoire m’émerveille. Mais elle m’émerveille moins que la pensée des millions de calculs et de rééquilibrages subtils qu’à chaque instant notre cerveau, nos muscles et nos os doivent opérer pour nous permettre de marcher.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette station debout, cette attitude si contre-intuitive, si contraire à ce que nous attendons du libre exercice des lois de la gravité, et qui exige un ajustement continu des forces et des appuis. Et pour qui s’est un peu intéressé à la paléontologie et au rôle de la station debout dans l’organisation des os du bassin, le processus d’accouchement, l’immaturité des petits d’humains et la nécessité qui en découle d’une longue, très longue éducation, la chose prend un tour prodigieusement fécond et quasi-miraculeux.
Nous ne serions pas ce que nous sommes, des êtres non seulement capables de détruire la planète ou d’interdire aux jeunes filles d’aller à l’école, mais aussi de rêver aux Folies Bergère, à Suzon, à l’absinthe, au Bateau ivre et à Rimbaud, si Lucy ne s’était décidée, un jour, à quitter les bois et à se relever pour porter sa vue au-delà des hautes herbes. C’est de cette érection première que les humains sont nés (même si, je le sais, l’histoire est en fait plus compliquée que cela).
Se mettre debout et avancer ; ajuster les mouvements de ses bras, de sa tête, de son torse et de ses jambes pour maintenir à chaque instant un déséquilibre dynamique se muant en stabilité : rien que cela doit mobiliser une quantité faramineuse de neurones qui, quand ils sont déchargés de cette tâche parce qu’on est tranquillement allongé à faire la sieste, peuvent songer à autre chose : fabriquer des armes ou le moyen de gagner plus d’argent, découvrir le chemin des étoiles, composer des symphonies grandioses et des poèmes magnifiques. C’est comme le poulpe : quand il ne l’utilise pas à agiter ses bras, il doit avoir de la ressource cérébrale sous le capot, de quoi être sensible et imaginatif.
Tout cela pour dire que, dans le malheur de ces temps de cupidité, de pillage, de violence à l’égard de tous les êtres, humains ou non, qu’on massacre, qu’on opprime, qu’on empêche de vivre dignement, suivre des yeux, serait-ce pour des raisons qui ne sont pas sublimes, une paire de bottines qui avance dans la rue, peut suffire à s’extasier sur la magie du monde et de la vie.
Je vous le conseille, si vous ne le faites déjà.
En illustration sonore, évidemment, Lucy in the Sky with Diamonds, des Beatles.
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En général, je n’aime pas quand quelqu’un me redirige vers un autre auteur, mais là, je dois te dire que j’ai clairement entendu par derrière la voix de Bertrand Morane : «Les jambes de femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens lui donnant son équilibre et son harmonie.» dans L’homme qui aimait les femmes, de Truffaut. Mais bref, la rue en effet est un livre ouvert. Qu’est-ce que Paris me manque (parfois) !
Ahaha ! Quel beau film et quel Charles Denner !
Zut ! J’ai oublié de refaire ton itinéraire.
Ben j’attends ! Je plaisante. 😊Je compte bien le faire, ce trajet, la prochaine fois que je viens en France.
J’ai entendu l’autre jour sur France culture quelqu’un parler de ces déséquilibres compensés à chaque pas humains. J’y pense souvent depuis.