Les rôles, les masques et les cases

Dans notre façon de nous habiller, de parler, de nous comporter, nous jouons souvent un rôle, qui est le point de convergence entre un éventail de profils, plus ou moins stéréotypés, et nos propres aspirations. Nous sommes ceci, ou cela, et souvent plusieurs choses différentes selon nos interlocuteurs et l’heure de la journée.

La liste des rôles, qui dépend de chaque culture, de chaque société, est très longue et elle se renouvelle constamment ; mais elle n’est pas infinie et, à chaque instant, nous nous calons sur un rôle comme la dent d’un engrenage doit, pour fonctionner, se caler sur le creux de la crémaillère.

Ce calage – nous en discutions l’autre jour avec Sonia – est toujours un peu réducteur et faux, car nous ne sommes jamais tout à fait ce personnage, jamais tout à fait ce rôle ; mais il nous permet d’économiser l’énergie considérable que nous devrions dépenser à chaque instant sinon pour expliquer et réexpliquer qui nous sommes et d’où nous parlons : porter un costume trois pièces, des Louboutin ou des tresses afro, ça épargne beaucoup de salive.

Ce rôle endossé est le symétrique de la mise en cases que nous-mêmes opérons sur nos interlocuteurs, qui nous permet d’entretenir avec eux des relations simples et superficielles, sans avoir à fouiller dans l’abîme insondable des psychologies. Que serait notre existence si nous devions vraiment connaître tous ceux que nous côtoyons ? Il est plus simple, beaucoup plus simple, de jouer un rôle et de placer dans des cases tous ceux qui nous indiffèrent.

Mais c’est un jeu, dont nous avons conscience et qui, sauf exception, nous donne du plaisir. Nous aimons bien être pris pour ceci ou cela, jouer notre rôle, ce qui est attendu de nous ; et ne nous révéler vraiment, jetant le masque, qu’à ceux que nous aimons, et que nous autorisons, pour cette raison, à pénétrer dans notre intimité.

Parfois, le masque colle à la figure : on a tellement joué notre rôle : le cynique, la méchante, le naïf, la profonde, qu’on ne sait plus s’en dépêtrer, plus revenir à soi. Ou bien, comme la Nastassia Philippovna de l’Idiot, on a pris tellement l’habitude d’être considérée comme ceci ou cela, on s’est tellement reposé dans le confort du personnage joué, qu’on n’a plus la force, ou le courage, de sortir de son rôle, de revenir à soi-même, de porter à nouveau le lourd fardeau de la liberté. C’est ainsi que Lucifer s’enfonce dans les ténèbres, incapable d’affronter le pardon.

Car au bout du compte, avec ces rôles, ces masques et ces cases, c’est bien d’alléger le fardeau de la liberté qu’il s’agit : endosser la figure d’un personnage, d’un archétype, d’une caricature, pour ne pas avoir, à chaque instant, à faire des choix, pour nous libérer de la liberté.

Aldor Écrit par :

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