Le retour des ogres

Un magasin de chaussures de sport de luxe à Paris

Quand on voit les publicités à la télévision ou dans les magazines, ou encore qu’on regarde les vitrines dans les rues des grandes villes, on se dit que le “monde d’après”, dont on avait tant parlé pendant la pandémie, ce monde plus sobre, plus juste, plus respectueux, plus attaché aux êtres qu’aux choses, plus conscient, plus généreux, ce monde là est mort avant d’avoir vécu.

Deux ans auront suffi pour oublier tous les engagements, pour trahir toutes les promesses que nous nous étions faites à nous-mêmes. Et c’est reparti pour les grosses voitures, les week-ends à l’autre bout du monde, les croisières dans des immeubles flottants, les vêtements et les chaussures à n’en savoir que faire, les téléphones, les rouges à lèvres, cette débauche continuelle de choses, belles ou laides, mais nées toutes de l’exploitation sanglante de la terre et des êtres, de la salissure incessante des cieux et des eaux, de l’empoisonnement progressif du monde.

Nous avions pensé pouvoir échapper à la frénésie et à la compulsion, nous avions espéré ne plus vouloir tout voir, tout toucher, tout visiter, tout manger ; mais à peine sommes-nous sortis du jeûne qui nous avait été imposé que, sans période de viduité, notre appétit d’ogre est revenu, accru encore des frustrations accumulées pendant ces quelques mois de carême.

Je ne sais si le sort échu à l’ogre du Petit Poucet : en venir, comme Cronos, à dévorer ses propres enfants, à manger sa descendance pour assouvir sa faim, est le sort commun des ogres ; mais j’incline à le penser, tant l’aveuglement et l’égoïsme semblent crochetés à l’avidité, y être indissolublement liés.

Tout en dansant la danse de Saint-Guy, nous creusons la tombe de nos enfants, de nos arrière-petits-enfants peut-être, de celles et ceux qui hériteront d’un monde sali, enlaidi, appauvri. Sans doute parviendront-ils à y survivre (je l’espère !), mais privés d’une grande partie de la beauté, de l’émotion et du plaisir qui nous étreignent au spectacle du monde, des plantes et des êtres qui avec nous le partagent, qui avec nous éprouvent ce ressenti joyeux de la maison commune.

On dira, et on aura raison, que ce Nous d’où je parle est à la fois exagéré et injuste ; qu’à l’échelle de l’humanité et même à celle, plus réduite, de nos seuls pays riches, ceux qui participent volontairement au pillage de la planète sont une minorité, que les autres le subissent, y sont entraînés malgré eux, et que le plus grand nombre est quant à lui broyé par le même appétit de pouvoir, la même hubris que celle qui broie le monde.

On dira cela et on aura raison. Mais comment ne pas voir aussi que cet appétit, cette capacité ogrique à dévorer au-delà de la faim, à manger le monde pour y laisser l’empreinte de ses dents nous est commune et fondatrice ? Comment ne pas y voir la marque de cette espèce qui, en quelques dizaines de milliers d’années, a su humaniser la terre pour la peupler ?

Nous descendons tous de ces hommes et de ces femmes qui, animées par une curiosité et un courage incroyables, sont sorties d’Afrique et parties voir le monde, recréant partout un milieu qui leur convienne. A l’échelle des temps, nous sommes exactement ces hommes et ces femmes là : tous, autant que nous sommes.

C’est pourquoi il nous faut tous apprendre à nous poser, à calmer nos instincts et nos réflexes de conquérants pour nouer une relation apaisée et confiante au monde. Abandonner le rôle de l’ogre insatiable pour celui de la bonne mère, qui gère ses affaires en bon père de famille, soucieux des siens, des autres et du lendemain.

Aldor Écrit par :

7 Comments

  1. 21 mars 2023
    Reply

    N’arrivant pas à commenter sur la page où mène le lien (j’ai essayé plusieurs fois en réactualisant), je le fais ici.
    (J’avais oublié ce moment désagréable qu’est la publicité à la télévision. Quelle soulagement de ne plus la subir, ça et d’autre chose venant du petit écran.)
    Baptiste Morizot parle d’une crise de la sensibilité. Peut-être faut-il lire son livre Manières d’être vivant. Je viens de le commencer, et ne peut en dire plus mais ce que j’ai déjà lu est prometteur. “Il s’agit de refaire connaissance : approcher les habitants de le Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant.”
    S’extraire de cette vie “sans âme” qu’on nous impose, ou plutôt qu’on s’impose.

    • 22 mars 2023
      Reply

      Bonjour ‘vy,

      Même si je ne suis pas ses incantations, j’aime bien la publicité ; c’est un de mes nombreux défauts.

      Manières d’être vivant, je suis en train de le lire ; mais je suis pour le momznt plus sensible à l’objectif du livre (ce pourquoi je l’ai acheté) qu’au livre lui-même ; mais je n’en suis mpi aussi qu’au début.

      Et oui oui oui : changer de point de vue, embrasser autre chose !

      • 22 mars 2023
        Reply

        Bonjour Aldor, l’art m’a beaucoup ouvert l’esprit, les livres bien sûr, mais depuis que je vis dans la nature, je mesure le grand bouleversement qu’elle a induit en moi. Une autre façon de voir, de comprendre l’équilibre de la vie, d’appréhender ce qui se passe autour de moi, et j’essaie de me couler dans cette nature avec humilité (ce qui ne va pas toujours de soi, même si la méditation m’y a un peu préparée en son temps). C’est comme une grâce qui me serait tombé dessus. C’est ce que j’essaie de partager quand je sors de ma tanière et que je rencontre des humains. Une façon de prendre soin, je crois, de transmettre une sorte d’enthousiasme, le temps de quelques mots du moins.

    • 29 mars 2023
      Reply

      Bonjour ‘vy, j’ai beaucoup avancé dans Manières d’être vivant, et et en suis au chapitre consacré à la cohabitation avec ses propres fauves. C’est vraiment passionnant !

      • 29 mars 2023
        Reply

        Ce qui ne m’étonne pas de la part de l’auteur. J’ai pris quelque retard dans ma lecture.

  2. IFF Pierre-André
    21 mars 2023
    Reply

    Quelle plume!
    Merci pour ces magnifique lignes sur la frénésie consommatrice – la boulimie comme exutoire et se sentir exister, pendant qu’il est encore temps et alors que tout par à veau l’eau?
    A chacun de faire sa part pour apprécier le présent imparfait, afin de choisir entre le futur et le conditionnel!

    • 22 mars 2023
      Reply

      Merci Pierre-André !

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.