A la naissance du monde moderne : l’abattoir

Ce sont les compagnies de chemin de fer qui, ayant créé un hub ferroviaire à Chicago, y achetèrent de grandes parcelles dans l’objectif d’y amener du bétail et d’y créer d’immenses abattoirs à partir desquels toute l’Amérique pourrait être approvisionnée en viande.

C’est dans ces usines, les plus grandes du monde à l’époque, que furent, pour la première fois, créées des lignes d’assemblage : les bêtes, immobilisées puis suspendues par les pattes arrières à une chaîne avançant dans un rail, étaient successivement égorgées, décapitées, écorchées, découpées, éviscérées puis dégraissées par des ouvriers qui restaient à leur place tandis que les carcasses se déplaçaient vers eux. Henry Ford s’en inspira, plus tard, pour concevoir la fabrication de son modèle T.

Ce qui réunit le fordisme et les abattoirs géants, c’est l’avancée de la chaîne : les gestes sont décomposés ; chacun ne connaît plus qu’une parcelle de l’œuvre ; le travail, le produit et le travailleur sont rabotés dans leur particularités et leurs initiatives, soumis à une loi de standardisation qui tire sa force du mouvement irrépressible de la chaîne : cette chaîne qui amène sans qu’on ait à se déplacer, qui minimise notre responsabilité et qui oblige chacun à réaliser sa tâche de la façon précisément voulue, dans le laps de temps précisément prescrit, sous peine de bloquer tout l’assemblage, de pénaliser le travail de tous. Au contraire de l’artisan, qui réalise un objet de bout en bout, entretient avec lui une relation personnelle et peut donc y laisser sa marque, l’ouvrier à la chaîne n’opère qu’une tâche, répétée des dizaines de fois sur des pièces (ou des corps) anonymisés par leur défilement sans fin.

C’est cette dépersonnalisation (déshumanisation, désanimalisation) des acteurs parties prenantes du travail qui rend possibles la distanciation et l’abattage (ou la production) de masse. Et c’est ainsi que, des techniques conçues pour industrialiser la mort, naquit l’industrie moderne qui, dotée de ces capacités massives de production, put ensuite les employer à la fabrication massive d’armes et permettre cette guerre totale dans la noirceur de laquelle est né notre monde moderne.

De ce tableau plein de sang et de mort, il n’y a pourtant pas forcément grand chose à tirer, à part des effets de manche. Car si l’on peut regretter le caractère indigne et irrespectueux des conditions de mise à mort des animaux dans les grands abattoirs, on ne saurait oublier que, quoi qu’on puisse se raconter pour apaiser notre conscience, la cause fondamentale de notre inconfort n’est pas les conditions de mise à mort mais la mise à mort elle-même, qu’elle soit perpétrée ici ou là, dans telles conditions ou dans telles autres. Croire qu’il suffirait, comme dans Avatar, de prononcer une prière d’excuse, même sincère, pour échapper au remord de celui qui tue, est un rêve, sinon une manifestation de la mauvaise foi.

Les abattoirs de Chicago ont accouché du monde moderne, de la production en masse et de beaucoup d’horreurs. Mais non de notre faim, de ce “Dieu m’a dit de manger” tristement rappelé par Marie Noël.

Aldor Écrit par :

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